Correspondances

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Paul Valéry, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud. L’intelligence, la vision, le génie. Si vous devez ne lire que trois poètes, choisissez ces trois-là. Ils ont bercé mon enfance, rythmé ma jeunesse, ils émerveillent ma vieillesse. C’est le testament que je laisse. Un cri d’amour pour ce trio-là.

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
– Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

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Ainsi dit Charles Baudelaire. Difficile, ô combien, d’ajouter un seul mot à ce verbe envoûtant sans passer pour un cuistre. Ce risque, prenons-le : nous en avons déjà pris bien d’autres dont l ‘énormité, justement, sert d’excuse. Continuons donc. On aime Rimbaud, dit-on, quand on a 20 ans, Verlaine à 30, et Baudelaire à 40. Après cette subtile harmonique d’échanges entre les sons, les couleurs et les parfums, passons de la maturité à l’exubérance de la jeunesse, avec ce sonnet du Fresh Prince du romantisme, Arthur R.

Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
– O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

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Autre génie, autre mise en mots. La musique est presque la même, mais en mode mineur, en surface, avec tous les violons. Le même Rimbaud, plus tard, vendra d’autres rêves, brutaux et sanglants. Chacun son enfer. A l’opposé du génial voyou, voici le studieux Paul Valéry. Chez lui, tout est sens, travail, conscience. Pas d’effets de manches, pas de mots rares ou précieux comme chez Arthur R, ni cette sourde symphonie létale qui émane des alexandrins de Charles B. Car Paul V. compose des décasyllabes.

Le cimetière marin

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir. 

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

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Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Elée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas ! 

Le vent se lève !… il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !

Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

Décasyllabes, et non alexandrins… Deux pieds manquent à l’oreille, qui impriment au poème ce rythme haletant dans une ample cadence.

Inimitable Paul Valéry… Le lecteur avisé aura noté que je ne donne ici que des extraits du poème « Le cimetière marin » dont la longueur excède les dimensions de cet article. A quel âge est-on censé aimer ce grand poète de l’intelligence, au verbe affûté, taillé de précieuses facettes comme un diamant ? A l’âge où on lit Proust ? Ou un peu plus tard, quand on lira Bergson ?

Ces trois-là se ressemblent comme des frères, chacun dans son genre, le poète, le romancier, le philosophe. Bergson le philosophe de l’élan vital, Proust le romancier de la mémoire et Valéry le poète de la lumière.

Mais je donnerais les trois pour un spleen de Baudelaire.

 Il faut être toujours ivre. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules, il faut s’enivrer sans trêve. De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous ! (Charles Baudelaire)

 

Innombrables sont nos voies et nos demeures incertaines.
St John Perse