Les Fils de Toutatis

Moi Aorn, fils de Thyann, je dois veiller sur mon père. Dès l’ouverture des hostilités divines, nous avons trouvé refuge dans les innombrables galeries qui s’enfoncent dans les entrailles de cette planète.

Secoué par la violence du combat qui fait rage en surface, bouleversé par le coma dans lequel j’étais plongé, à demi asphyxié par les émanations létales des gaz de combat, mon pauvre père a failli perdre la raison. Moi j’ai failli perdre la vie. La vérité est terrible. Face au danger de perdre de son fils unique, Thyann mon père est allé jusqu’au bout de ses forces, me portant sur son dos à travers le dédale souterrain, jusqu’au seuil du Centre Terre. Là nous avons rencontré les Hommes Taupes, le peuple de Teuth Hadès, que les Celtes appelleront Teutatès ou Toutatis, les Egyptiens Toth et les Romains Hadès, dieu de l’Enfer.

Le dieu de l’Enfer est plus qu’un seul être. Hadès est un peuple qui vit sous terre. Toutatis, Teuth Hadès ceux de Toth, ceux d’Hadès, les Sous-Terriens, les Hommes Taupes, le Peuple du Dedans – nombreux sont les noms qu’on leur donne. Ils vivent ici depuis toujours. Ils ont exploré les mille dédales du dedans. Ils ont foré des passages, creusé des voûtes, aménagé les multiples chemins qui vont à la Descente Sacrée.

C’est là qu’ils veillent. Ces gardiens-là s’appellent Passeurs du Centre Terre. Ils en sont fiers. Depuis toujours ils gardent le secret. Certains des visiteurs sont admis à descendre. D’autres sont refoulés. La voix des Passeurs est loi souveraine. Qu’il soit prince ou mendiant, humain ou animal, éphémère ou divin, nul ne peut interjeter appel de leurs décisions. Ils m’ont dit : Nous veillerons sur ton père. Quant à toi, tu pourras bientôt descendre. Quand ton heure sera venue, tu le sauras.

Bientôt ? Trois bons mois ont passé, je suis toujours bloqué dans les galeries. Une famille m’a recueilli, je mange avec eux, je dors auprès d’eux. Mon père me manque un peu, mais je suis tranquille à son sujet. Je sais que les Taupins veillent, et quand ils veillent, rien de mauvais ne peut arriver. Tout de même, j’ai grande envie de voir le Centre Terre. Amyann m’en parle tous les jours. Amyann est le fils de la famille où je vis. Il a trois sœurs, des grandes avec des seins. Mais je préfère sa compagnie. C’est un garçon. On a le même âge. Il ne connaît rien à la chasse, je lui explique et lui me parle du Centre Terre. Nous avons toujours des nouvelles histoires à nous raconter.

Pas un peu fini de papoter comme deux vieilles édentées ? Un beau jour vos langues vont s’user et tomber dans votre bol de soupe ! nous dit sa mère en rigolant.
Je crois qu’elle est ravie que son fils ait un copain de son âge. Amyann est content aussi, un peu, pas tant que moi. Lui quand il est content ça ne se voit pas. Moi ça se voit tout le temps. Je suis toujours content. Amyann est très beau, je trouve. Sa peau est blanche comme le lait de coco. Il a les cheveux du même rouge que le bois qui sent bon. Il est timide, il est buté, il n’est jamais content, mais il n’arrête pas de me faire rigoler. Même quand il ne dit rien, je le regarde, il me regarde, et j’éclate de rire. En plus il connaît les souterrains comme le dos de la main. Il m’emmène voir des trucs trop bien. Je suis prêt à le suivre partout, en fait.

– Demain on ira voir le vieux Yima, me dit-il à l’oreille.
– Yima ? Celui qui vit au bas du bel escalier ?
– Oui, ce Yima-là. Un vieux mais super très vieux qui vit sous terre depuis je ne sais combien de temps. Mais parfois Yima est un très jeune garçon comme toi qui ne se souvient plus de rien et qui répète tout le temps qu’il vient juste d’arriver dans les souterrains. Il rêve de voir un jour le Centre Terre.
– Quoi ? Depuis tout le temps qu’il est là il n’y est jamais allé ? 
– Non. Le Conseil Intérieur ne l’a jamais permis.

Ça me laisse perplexe. Amyann parle de ça comme si c’était juste un détail ! Mais moi, j’y vais quand, au Centre Terre ? Parfois j’ai l’impression qu’il s’en fout. J’en crève d’envie, lui s’en moque. Il est loin de tout, tout le temps. C’est son côté bizarre.

Toi aussi tu serais bizarre si tu avais passé ta vie dans des galeries, me répond-il.
J’oublie tout le temps qu’il est télépathe. Je n’ai pas besoin de parler pour qu’il sache ce que je vais dire.

Tous les Taupins sont bizarres. Mais chacun avec sa propre bizarrerie. Je te dis ça pour que tu t’étonnes pas trop demain devant ce sacré Yima. C’est un dieu qui ne le sait pas.
– Un vieux ?
-Non, dit Amyann. Un dieu.

J’avais bien entendu. Il y a des dieux dans les galeries ? Trop fort ! Dieux taupes ? Divins taupins ? Ça m’éclate la rate !
– Pourquoi tu te marres ? 
– Non, mais parce qu’en fait les taupins, vous êtes comme nous, vous faites tout comme nous. Mais par en dessous.
– Faut pas se croire au dessus non plus. C’est vous qui faites comme nous, dit Amyann le taupin chauvin.

Ce soir-là, dans la niche où j’ai ma couche, je me suis endormi avec des images de tous les délires où Amyann m’a entraîné. Les laves bouillonnantes, les glaciers souterrains, le pays des arbres de pierres, et surtout, oh surtout, les cavernes chantantes. D’énormes cristaux tombent de la voûte étincelante, d’autres s’entrecroisent sur le sol formant une forêt transparente qui sonne sans cesse, et dont les échos de plus en plus assourdissants nous vrillent les tympans. Il ne faut pas y rester trop longtemps, ça ferait saigner les oreilles, m’a dit Amyann.

Et encore d’autres merveilles, ces grandes salles avec  des machines métalliques, ces couloirs très hauts de plafonds, ces aquariums fabuleux où derrière une paroi de cristal évoluent toutes sortes de dinosaures marins et autres monstres, ces cavernes peintes par des artistes oubliés, montrant des villes aux grands dômes transparents, des arbres gigantesques, des animaux inconnus, des êtres étranges couverts d’écailles, comme les dieux reptiliens, mais avec des têtes de serpents. Et aussi l’escalier magnifique, incrusté de pierres précieuses et de sculptures lumineuses, l’escalier que j’ai toujours voulu descendre, et qui conduit chez Yima le vieux maître.

Quand le sommeil m’a éteint, je descendais le grand escalier. J’étais déjà demain.

 

 

 

Tu verras bien qu’un beau matin fatigué J’irais m’asseoir sur le trottoir d’à côté Et tu verras qu’il n’y aura pas que moi Assis par terre comme ça.
Alain Souchon