Aorn le Bourgeon

 

J’étais tout jeune encore. On m’appelait Aorn, ce qui veut dire bourgeon. J’étais le fils de Thyann. Enfants de l’âge d’or, nous vivions libres et heureux. Et la guerre éclata. La grande guerre des dieux contre les dieux nous a balayés. Sans le savoir, nous venions d’entrer dans un âge noir qui allait durer de longues fractions d’éternité.

La guerre nous a surpris pendant une partie de chasse. Nous tenions l’affût mon père et moi près d’un ruisseau. Un bison s’est approché pour boire. C’était un vieux solitaire, son poil décoloré montrait son grand âge. Sans troubler le silence, Thyann mon père m’a fait signe. J’ai fait tourner ma fronde au-dessus de ma tête, trois fois seulement, afin que le sifflement n’alerte pas le bison. J’allais lâcher la pierre, quand le bison a levé la tête et s’est mis à détaler sans demander son reste.

Une explosion hurlante a déchiré le paysage. L’air est devenu irrespirable. J’ai toussé, ma poitrine faisait mal. Mon père s’est jeté sur moi et m’a plaqué au sol. Sa grande main couvrait tout mon visage, mais je voyais quand même des lueurs de plus en fortes, de plus en plus proches, tandis que grondait un tonnerre comme je n’en avais jamais entendu. Soudain une accalmie. Gardant sa main sur mon visage, Thyann m’a soulevé comme une plume. Déjà il courait vers la montagne. Je savais où il m’emportait. Les falaises sont truffées de grottes. Je les avais souvent explorées, sans m’aventurer si profond.

Un réseau de galeries bien creusées s’enfonçait toujours plus loin de la surface où la grande bataille faisait rage. Thyann semblait les connaître comme sa main. Il se dirigeait dans ce labyrinthe avec une assurance et une vigueur qui me réconfortait. Comme les autres garçons du clan, j’étais terrifié par les démons qui vivent, dit-on, loin sous nos pieds, quelque part dans le fouillis de galeries où mon père descendait toujours. Enfin il me reposa sur le sol. J’avais dû m’endormir sur son épaule ou quoi. Quel étrange spectacle !

Devant moi, un vaste espace intérieur, une caverne, non, ce n’est pas le mot juste – une gigantesque salle souterraine – non plus, quelque chose que les mots ne peuvent pas circonscrire. Face à l’immensité, Thyann mon père dansait, dansait, ivre de joie, et mon père pleurait. Dans son délire, il chantait, aussi. Je le savais, hurlait-il, je le savais depuis toujours ! Cette planète est creuse, mon fils, mon cher fils ! Cette planète est vide comme un œuf gobé, tu entends, Aorn, mon chéri ? Vide ! Habitable ! Et nous sommes à l’abri, en sécurité, rien ni personne ne pourront nous atteindre ici. Les dieux ne peuvent plus nous faire de mal, je te le promets, mon Aorn, mon fils !

 

 

Non, ils ne pouvaient plus nous faire de mal, ils sont rentrés chez eux. Par leur seule faute, à cause de leur ego imbécile, la Terre est entrée dans un interminable hiver. L’âge d’or devint l’âge d’Ur. Les dieux savent qu’il fut dur ! Mais pas pour eux. Les dieux sont partis. Ils reviendront quand on sera tous morts.

Les dieux sont des gens comme nous. Pires ! Ils font des conneries, des grosses même. Rien à battre ! Ils se cassent. Il faudra bien que ça passe. Tôt ou tard que ça se tasse. Nos maîtres adorés n’en ont rien à carrer. Ils ont tout ce qu’il faut à bord d’Hyperborée. Là-haut, pile ou face, deux solutions. Soit ils retournent en Alcor, chez eux, bien douillet, au risque de se faire secouer les puces par la patronne. Soit ils restent dans le secteur en hyperbord. Sous l’apparence de Vénus, peut-être. Qui sait ?

On dit qu’Hyperborée est partie pour Alcor. En vol ultraluminique, ça ne prend qu’un instant. Mais j’ai un doute. On dit tant de conneries ! Les dieux ont chargé leur barda, ils ont raflé tout ce qu’ils ont pu. Ils ont quitté la Terre.

Tous les dieux n’ont pas fait comme eux. Les Atlantes sont restés à portée de tir. La lune est creuse. C’est là qu’ils sont.  La lune, tout le monde la voit, nul ne sait qu’ils sont là. Les Ases ont pris leurs quartiers sur Vénus. Ou plutôt dans Vénus. Grand bien leur fasse. Les Rama seraient sur Europe avec leurs cousins les Quetzalcoatl. Les Cyclopes auraient choisi leur base de Titan où ils seraient parti avec Zeus le petit. Pour eux la guerre est finie.

Mais le combat fait rage encore. Notre Dame, Héra l’insoumise, Hathor la grande régnante, l’immortelle, l’éternelle Isis est ici. La Déesse dit-on a gagné le Centre Terre. C’est bien la place qui convient à son trône. Je ferai sa connaissance dans dix mille ans mais le bourgeon que je suis n’en sait rien. Comment imaginer notre future intimité quand on n’est pas plus grand qu’un bébé ?

La seule chose qui m’importe est l’état de mon père. Comment le sortir de sa folie ? Comment nous sortir de cette impasse ? Comment sortir de ce mauvais rêve ?

 

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Là-haut, la terre tremble. Des chocs énormes font craquer la voûte. Le vacarme effrayant des bombes et des missiles roule un fracas continu, ponctué de sifflements atroces, de craquements, de sinistres plaintes. Tandis que je tremble de peur, mon père se lève. Ses yeux sont ceux d’un fou.

Et il danse, et il tourne, et plus il gesticule, plus il rit, plus je pleure. Mon père le grand chasseur, mon père Thyann chef du Clan des Insoumis, mon père est devenu fou ! La suite est confuse. Je dois à la vérité de dire que depuis ce moment impossible, jamais, c’est la vérité, je ne l’ai jamais revu.

Tout s’efface dans un chuintement de soufflet de forge, je bascule à la renverse, et je me suis réveillé dans une cabane en métal. Réveillé si l’on peut dire, car je dors encore. Très profondément. Tout ce qu’on fait ici, au Centre Terre, on le fait très profondément. Forcément.

Après, longtemps après, la mémoire commence à me revenir. Je retrouve mes souvenirs un à un. Les épisodes de l’aventure émergent par paquets du fin fond de ma conscience embrumée. Là où je croyais avoir voyagé pendant quelques heures sur les épaules de mon père, des mois, des années se sont écoulées. La fuite en sous-sol n’était qu’un épisode.

 

 

Très vite j’avais perdu conscience. Mon père m’a cru mort. Nous avions trop longtemps respiré les exhalaisons méphitiques qui pénétraient jusqu’au fond de la galerie sans issue où nous étions réfugiés. Ces vapeurs m’ont fait basculer dans un autre monde. Je ne voyais plus ce monde-ci que par bribes, à travers un brouillard rose aux coulures de sang. Mes yeux avaient souffert, j’avais besoin de soins. Mon père aussi.

Il a creusé la roche à mains nues, combien de temps ? Avec quelle rage il cassait les cailloux ! Enfin nous avons pu rejoindre une sorte de fissure juste assez grande pour nous livrer passage. Nous avons débouché dans une galerie plus vaste, bien taillée, large et haute, et longtemps nous avons cheminé entre ses parois lisses d’où filtrait une sorte de lueur douce et rassurante. J’étais faible, trop faible pour soutenir l’effort. Thyann m’a porté tant qu’il a pu. Combien de jours ? De mois ?  Qui sait ?

Teut-Hadès le sait. Le Peuple du Dedans, que plus tard les Celtes appelleront Teutatès ou Toutatis. Je veux parler des hordes qui vivent dans les galeries. Je veux parler de ceux qui ont colonisé les cavernes chantantes. Ceux qui savent le chemin du Centre Terre. Ceux qui sont ici chez eux de toute éternité. Les Hommes Taupes sont venus à nous. Ils nous ont guidé sur le chemin pentu du centre terre. Sans eux, pas moyen d’accéder à la Descente Sacrée.

 

 

 

L’enfant est le père de l’homme
Friedrich Nietzsche