Les mots qu’il n’a pas dit

 

Le voilà soudain qui revient, la main dans la main, plus seul qu’un chien, au coin du boulevard et dans la petite rue. Il n’est plus, ça s’est vu. Mais voilà. Il m’a laissé des notes. Une espèce de journal de bord. Jour mal d’abord. Plus épais qu’une liasse fiscale. On n’en a pas fini. Tant pis.

 

Ça commence il y a bien longtemps. Ça remonte au temps où il se faisait appeler, non pas Patate encore, mais Jean de d’là. Son vrai blase à l’en croire. Qui l’en croit ? Pas moi. Tonton Congo l’a connu à l’époque. Qu’il prétend ! On l’appelait Ficelle, le jeune Patate. Et pas Jean de d’là de mes couilles. Tonton parle mal, mais il cause bien.

C’est lui qui m’a remis les papiers Ficelle, avec une ficelle autour de la liasse qui fait pas dégueulasse. C’est tapé à la machine, une archaïque qui pèse une tonne, toute noire avec des touches qu’on martèle sans pitié. J’en faisais collec étant enfant. Une antique Underwood. Et ça me fout le doute. Je ne vois pas mon clodo favori taper à la machine. Sans faute ou presque ! Lui qui lisait à peine. C’est le mystère Ficelle – Gueugueu – Jean de d’là – Vieux Patate. On saura pas.

Peut-être Tonton Crapule qui a pondu tout ça. Possible. Il est mort maintenant. Ficelle aussi. Impossible de savoir. Ils ne signeront pas ces papiers-là, ni l’un ni l’autre. S’ils ne protestent pas plus que ça, je les signe. Et j’assume. La liasse est faite de cahiers d’une dizaine de pages chacun. Certains sont plus longs. D’autres non. Une agrafe en haut dans le coin gauche. Elle a rouillé. Donc ça date. Ça ne me donne pas l’auteur, mais c’est déjà ça. Il n’y a pas de titre, aucun, nulle part. Parfois une date, 13 février; 24 juillet, ou celle-ci qui sent la déconne : 134 avril ! Mais jamais l’année. Devinez…

J’ai dit qu’il n’y a pas de titres, c’est faux. Pas de titres tapés à l’Underwood, ça non. Mais parfois, au hasard, un titre écrit à la main. C’est l’écriture de Tonton, j’en suis certain. J’en mettrais ma main dans sa gueule. Jamais vu l’écriture du Vieux Patate et pour cause : il écrivait jamais. Autre chose : ça commence par la fin. des chansons, y a la musique avec. C’est bien du Tonton ça.

 

 

Clodo Gueugueu

J’ai bien des gens des copains dans toute la France
Dont je me souviens mal
Paris c’est loin quand on chemine en Provence
Doit y en avoir par là deux trois qui m’oublient pas
Quand je sors de taule c’est pour entrer à l’hôpital
devant mes yeux y se passe des choses pas normales
Mais ceux qu’on fait leur trou dans ma mémoire
C’est en m’offrant le coup à boire
Le chien est mort
Ça ne va plus fort.

 

J’ai bien des gens des copains dans toute la France
Dont je n’ai pas de nouvelles
C’est la rançon d’être en continuelles vacances
Doit y en avoir par là deux trois qui se rappellent
Y flotte souvent y a du vent dans ma cervelle
J’ai beau sucer y a que du passé dans ma bouteille
À ceux qu’ont fait leur trou dans ma mémoire
Je vais trinquer sans rien à boire
Le chien est mort
Ça ne va plus fort.

J’ai bien des gens dans un coin mais plus j’y pense
Et moins je me souviens
Docteur a dit faut du repos faut du silence
Y doit y avoir quelqu’un deux trois qui viendront bien
Y voulait pas que je fume que je boive presque rien
Fallait rester couché mais pas penser au chien
Mais le plus drôle à retenir de l’histoire
J’en ai perdu le goût de boire

 

 

Lily la Folle

Lily la Folle avait maison sur colline blanche
Lily la Folle avait maison j’y passais dimanches
Dans les chemins pris mes cheveux gris mouillés de pluie
Mes obsessions avaient pour nom Lily la Folle
Lily m’aime Lily la Folle est dans mon lit

Lily la Folle chantait chansons d’y penser je tremble
Lily la Folle chantait chansons nous chantions ensemble
Dans les chemins pris mes cheveux gris mouillés de pluie
J’entends le vent me murmurant Lily la Folle
Lily m’aime Lily la Folle est dans mon lit

Lily la Folle m’est illusion douce à la mémoire
 Lily la Folle a pris l’avion sur la mer à boire
Dans les chemins pris mes cheveux gris mouillés de pluie
La branche au bois montrait du doigt Lily la Folle
Lily m’aime Lily la Folle est dans mon lit

Lily la Folle a suivi mon ultime cortège
Et pour linceul au trou profond elle sema les neiges
Dans mon caveau blanc redevenant petit enfant
La croix me cloue tout contre vous Lily la Folle
Lily m’aime Lily la Folle est dans mon lit

 

 

Martigues

Village au bord du lit du vent
Portait pour nom Martigues
À demi mort et ne vivant
Qu’à la saison des figues
Y a pas plus beau qu’un bel été
De soleil et de sable
À refuser les charités
D’une fourmi de fable

Ils sont quarante ils étaient trois
Une femme et deux hommes
Ils ont leur fou et même un roi
Martigues devient Rome
Y a pas plus beau qu’un bel été
De soleil et de sable
À refuser les charités
D’une fourmi de fable

Et quand novembre eut saccagé
Les ultimes réserves
Pas un mouton pas un berger
Dans la prairie sans herbe
Y a pas plus beau qu’un bel été
De soleil et de sable
À refuser les charités
D’une fourmi de fable

À ciel ouvert on vit de peu
Mais pour vivre quand même
Dans le vent gris des soirs sans feu
Martigues fait carême
Y a pas plus beau qu’un bel été
De soleil et de sable
À refuser les charités
D’une fourmi de fable

Village au bord de l’avenir
N’attend plus de mirage
L’hiver mourant vient recouvrir
Les cendres d’un village
Y a pas plus beau qu’un bel été
De soleil et de sable
À refuser les charités
D’une fourmi de fable.

 

Quand le vide gagne l’intérieur du crâne, c’est le début de la sagesse.
Lao Surlam