Chevalier de la Ficelle

 

Sur les chemins poudreux chantait Ficelle, inventant ses refrains avec son quotidien, ses déboires et ses gains — qu’z’aviez qu’à lui laisser. Il maugrée : « Y en a des qui chantent qu’au bain. Si c’était moi, je chanterais tous les trente-six du mois. Quand on est sur la route à longueur de journée, les douches et les bains font partie du passé. Plus qu’assez ! C’est tassé. »

 

Que chantait-il ?

Je suis le chevalier qu’on dit de la Ficelle
Violeur de pucelles
Et redouté d’icelles.

Du grand n’importe quoi. Ficelle n’était pas trop porté sur la gaudriole, et comme il aimait le dire, il n’avait jamais violé une mouche. Mais bon, les chansons ne sont pas des confessions. On chante pour se donner du courage ou pour oublier qu’on est lâche. Ficelle chantait comme d’autres pètent. Il pétait aussi, en mesure tant qu’à faire. Et quand il pissait, il chantait ça : 

Pisser sans péter, c’est comme un défilé,
comme un défilé
Pisser sans péter, c’est comme un défilé
sans trompette, pète, pète.

Il aimait pisser à la va-comme-je-te-pète. Il répétait : Qui veut se porter bien, pisse souvent comme les chiens ! Et il re-pétait bien haut.

 

Ou ça, des fois :

Ficelle était le meilleur homme qui grandit sous le ciel
Ficelle savait parler aux pommes et soigner les abeilles
Ficelle alla cahin-caha jusqu’à quatre-vingt cinq ans
Quand il fut bien vieux, il est venu me dire adieu
La terre se ferme sur mes pas, m’attends pas.

Ses musiques n’étaient pas gaies. Lancinantes, hypnotiques, pour l’aider à marcher. Il pouvait chanter le même couplet pendant des heures, une seule ligne, trois mots parfois qui lui vrille la tête et l’empêche de penser.

Quatre-vingt cinq ans. C’est une date qui fait date. Pour ma part, j’y pense souvent. Pourquoi ai-je cité cet âge-là quand j’avais vingt ans ?

 

Au thym en emporte le vin

Il a navigué sur terre et champs de pierre, tiré des bords par monts, par vaux, partout surtout, encore et d’abord. Il a écumé les vents, vendu son âme au plus offrant, franc du collier, lié par Ankara, rat quitte le navire, vire de bord. Le plus offrant ce fut un démon du Midi, tout petit diablotin qui n’est pas dans le Bottin. Un démon qui vendait du thym, c’est bon pour le teint, beuglait-il au marché. Et Ficelle a marché. Lui qui pouvait en cueillir des bottes au débotté sur les maquis poudreux d’une enfance en Provence ! Lui qui jamais n’avait quitté Paris, sauf en rêve. Lui qui etc. Pourquoi s’en faire ? S’il ne s’en fait pas.

N’empêche qu’il s’est abonné au thym pour la vie contre la montre en or que lui avait offert Tonton la Chance pour son énième anniversaire. Une montre en or trente-douze carats. Tonton Mesquin n’est pas un rat. Tous les jours que Dieu fait, le chevalier reçoit un sachet de thym-thym au Tibet, c’est con, vu qu’il n’y habite pas. Il n’a jamais quitté Paname, il n’a jamais vendu son âme et Tonton Hôte E-bay n’a jamais existé, sauf sur sa boîte à thé. En vrac, pas en sachet : Ficelle préfère. Il n’en boit jamais, c’est pour offrir. Mais il n’en donne pas vu qu’il n’en a pas car il n’en boit pas.

Ficelle est (un peu) menteur comme il respire. Un arracheur de dents, bonimenteur de foire, démarcheur au porte à porte, que le diable au thym l’emporte. La logique m’aime. Pas lui. Il préfère l’amour en mer.

 

 

L’amour en mer

Amour en mer, amour amer, disait ma mère qui n’a jamais pris le bateau. Elle est allée aux Indes à pied. C’est loin quand on en revient. Maman n’en est pas revenue. C’est pour ça que je l’ai pas connue. Une seule chose est sûre : je suis un vrai chevalier. Je porte à mon doigt la chevalière que mon père ne m’a pas donnée vu qu’il n’en a jamais porté.

Chevalier de la Table Ovale, seul du nom. Fier de l’être. Comme du hêtre de Ponthus. Et j’y resterai tout le temps, tant, tant, tant belle rose. Chevalier sans cheval, écuyer sans écus, j’ai roupillé jadis au pied d’un fromager. Sans fromage : c’est un arbre. Avec un arbre un pain, ça ferait le casse-dalle. Manque plus qu’un arbre à frites.

J’en avais trouvé un
qui jouxtait l’arbre à vin
sur le bord d’un ravin.

J’ai chanté ça pendant des plombes allongé tout nu sous un arbre à palombes. Et qui gloussaient, peuchère ! sur un arbre à gruyère. J’ai pas connu grand-mère. Elle vendait du camembert dans les couloirs du métro. Le tout premier métro, la ligne 1, Maillot-Vincennes, en 1900. J’avais deux ans. Ma grand-mère me promenait dans un landau sur son dos. Mais comme je ne l’ai pas connue je ne l’ai jamais reconnue. Ça l’a tuée net. Je suis tombé de tout mon long (72cm) dans les bras de mon grand-père qui n’a jamais reconnue ma mère. Comment aurait-il pu ? Il l’avait jamais vue. On est comme ça dans la famille, que des garçons de père en fille.

 

Père en fille

Un de mes potes a fêté son anniversaire dans un grand apparte à Passy. J’avais 16 ans. Pas si bête, j’y suis allé avec mon arbalète. Couloirs, corridors, antichambre, je suis pour. Salle de bains, balles de seins, j’en reviens. Et là, qu’est-ce que je vois pas ? Une travelotte ! Dans ce genre de taudis princier, franchement, ça la fout mal. Mon pote arrive, très éméché. On se claque la bise, et moi gêné : c’est qui la pouffe emperruquée ? Il me tire par le paletot dans un coin sombre à l’écart des fêtards qui sont venus bien tôt.

-Ils s’en iront bientôt, dit mon pote à ragots.
-J’m’en fous, je lui fait. L’artiste à la moumoute, elle va rester longtemps ?
-Je veux, qu’il dit. C’est mon père.

Ne le connaissant pas, je l’avais par reconnu. Le choc que ça m’a fait !  De voir un père en fille. Maquillée comme une brème. Avec du poil aux quilles. Sapée comme en carême. Du rimmel, de la crème en paquets sur les rides. Je cours au chiotte, livide. Mon estomac se vide. J’ai vomi tout mon quatre heures. Et puis j’ai fait caca. Je suis rentré chez moi. Blême. Le cul serré. J’ai chanté pour me rassurer.

Je suis le chevalier qu’on dit de la Ficelle
Violeur de pucelles
Et redouté d’icelles.

 

 

D’un accord majeur

Ce qu’on n’a pas nous colle aux doigts
Il faut faire avec ce qu’on doit
La dette est un tétin qu’on tête
Un attribut pour l’épithète

Tout ce qu’on loupe est-il succès ?
L’insuffisance est-elle excès ?
Quand les yeux clos tu me regardes
Comment ne pas baisser la garde ?

Dans l’entre-vie les rats fourmillent
Un doigt d’alcool de camomille
Me met la tête entre les jambes
Ou le trochée entre les ïambes

Un tel vacarme éblouissant
Sous le soleil assourdissant
D’un désert peuplé de grands pins
Et ta photo sur le mur peint

 

Au désaccord mineur

Regarde un peu mon pur accent
Le mal du pays n’est pas sans
Me rappeler que j’oublie tout
Sur ma peau nue je me tatoue
Ce qui m’arrive et qui j’ai vu
Pour minimiser mes bévues
Tarantino la tarentule
Au cinéma peste et postule

On tourne à droite avant l’orage
Qui suivra le dernier outrage
Infligé par un Saint Bernard
Au dernier cocu des cornards

Ce que j’ai perdu peut valoir
Tout ce qu’il faut ne plus falloir
Pourtant puissant d’aucun pouvoir
Vu tu m’as revu pour m’avoir
J’ai rendu les derniers devoirs
À l’agonie du dernier soir
Que le sommeil fuit comme un loir
Nu je suis venu pour te voir

 

 

Avertissement tardif

Ficelle est fou, on s’en fout partout. Car c’est dans les vieux fous qu’on fait la meilleure gnôle, dit la Jôle en sa geôle. Il m’a suivi partout comme on s’en fout, le fou. Un grain de ma folie vient de lui. Un bon grain de lit vrai. Délivré de l’ivraie. Ficelle est comme la gnôle. Un alcool fort. Faut pas en abuser. Il est passé par ici, il repassera par là. Comme un train sans crier gare, il va son train. Comme l’oiseau de la liberté, le train de Ficelle ne fait jamais machine arrière. Ce boute-entrain n’a rien d’un arrière-train.

 

 

La vraie sagesse de la vie consiste à voir l’extraordinaire dans l’ordinaire.
Pearl Buck