Post Mortem

 

Paroles de mon ami défunt Jean-Claude Devictor dit Devic

Samedi 21 septembre 2019 – Je viens d’apprendre la triste nouvelle de ta disparition, je ne peux pas l’admettre. Je rêvasse à quelques-unes de nos aventures truculentes ou farouches, carré bien au fond de mon fauteuil profond, le siège piège de ceux qui ont été.

La différence entre la méditation et la rêverie tient à bien peu. En médite, pas d’idées, pas d’images. Ni avenir ni souvenir. La tête est vide, le cœur peut donc s’emplir d’amour. Je ne sais si je pourrais un jour me résoudre à ton départ. Maintenant que tu as quitté ce plan, je mesure la force et la vastitude de l’amour que nous nous portons.

Un lièvre en son gîte songeait, écrivit le poète. Un très vieux lièvre, en l’occurrence. Reclus, perclus. Un lapin décati parcourant sa jeunesse enfuie avec son compère aux longues oreilles. Très longues oreilles auxquelles aucun bruit n’échappe. Tandis que mon rêve se poursuit, mon œil frémit. Je tourne la tête. Mon cœur s’arrête. Tu es là sur le sofa.

 

Je touche au paradis

Tu es mort hier matin, le vendredi 20 septembre 2019. Le lendemain, te voici. Depuis lors, tu ne m’as pas quitté. Comment te croire mort alors que tu vis encore, plus près de moi que jamais ? Le jour de ta mort, à la tombée de la nuit, je reviens de Paris. Sur l’autoroute, je suis passé dans ton secteur, l’idée m’est venue de faire le détour pour une visite surprise. Inutile, m’a dit ta voix dans ma tête. Tu étais ailleurs, déjà.

Et le soir, alors que j’ignorais la triste nouvelle, tu m’as fait un autre signe. Je ne l’ai pas compris non plus. Ton visage m’est apparu en surimpression sur la paysage familier de la baie d’Erquy. Rajeuni, détendu, rayonnant. Le lendemain, samedi 21 septembre, dernier jour de l’été 2019, tu as pris refuge près de moi. Si j’étais adepte des miracles cathos, je parlerais d’une apparition. Mais tu n’es pas la Vierge. Et je ne suis plus catho.

Je te revois dans mon sofa, d’où tu avais tant de mal à t’extirper de ton vivant. Maintenant tu y es à l’aise. Tu me parles calmement, comme à ton ordinaire. Tes mots résonnent en moi. Ils brillent en lettres d’or sur le marbre antique. Je les entends dans ma cage thoracique.

 

 

« Je vais bien, Xavier. La souffrance est partie. Je me sens mieux que jamais. Je me sens jeune et vigoureux. L’au-delà est un monde de paix et de sérénité. Tous les soucis du monde se sont envolés. Ma tête est vide, totalement vide. J’en ai rêvé toute ma vie. J’y suis. Je touche au paradis.« 

Sans qu’un seul mot puisse sortir de mes lèvres closes, je pleure. Tu as comme un mouvement d’humeur. Tu parles en douceur. « Cesse de pleurer sur moi, je vais bien, sois-en sûr. Et si tu pleures sur toi, ris plutôt. Ton ami est heureux. Détaché. Serein enfin ! Serein.« 

 

La mort est drôle

C’est bien. Tes six derniers mois ont été un calvaire pour toi comme pour les tiens. Une longue hospitalisation, une convalescence difficile, une guérison imparfaite. Ton pauvre corps était si diminué que tu as choisi l’autre côté. Tu y es si souvent passé de ton vivant, le chemin t’est familier. Tu as tant fait jusqu’ici ! Tu as vécu la mort initiatique, tu as traversé en héros les épreuves, sans fléchir, sans respirer.

Le monde est un train de vagues, tu étais la digue. Tu as vaincu la vie comme la mort. Tu vis encore. Tu es là. Tu me parles. Je ne peux m’empêcher d’écouter tes conseils, comme je l’ai fait de ton vivant. Formule très impropre, si tu n’es pas mort.

« La mort est un passage obligé. Il y a un permis de mourir qui ressemble au permis de conduire. On est mal tant qu’on ne l’a pas et quand on l’a, on en rigole ! Mais oui. La mort est drôle… » Sans doute. De toute façon, quelle qu’elle soit, il vaut mieux en rire. Il importe de rire de tout, toujours, sans arrêt. La comédie humaine nous en fournit sans fin la matière. Les horreurs, les pires atrocités, les crimes les plus odieux comportent eux aussi leur part de drôlerie.

J’ai passé ma vie à rire, à m’amuser, à chahuter, à pianoter, à chanter, à m’extasier, à savourer, à me délecter de tout et de n’importe quoi. J’ai eu plus que mon lot de joies et de peines. Que ma joie demeure. Sitôt passées, les peines sont oubliées. Vite effacée, la vie se passe comme un mirage. Que reste-t-il après ? Vous le saurez la semaine prochaine, l’année prochaine, la vie prochaine. Amen.

 

 

« J’aime quand tu ris, Xavier. Tu m’as toujours fait rire. Depuis l’école maternelle jusqu’à notre dernière rencontre à Erquy, début septembre. Tu n’es pas venu voir mon corps mort. Des dizaines d’amis étaient réunis, tu n’y étais pas. Oui, je sais pourquoi. Je ne t’en veux pas. N’est-ce pas mieux comme ça ? Laisse les morts enterrer les morts.

Souviens-toi quand on était petits. Et plus tard à la 230ème avec Michel Malherbe. Souviens-toi quand j’étais seul maître à bord du GTP. Quand j’avais encore mon épée.

Souviens-toi de mai 68, de juin 80, de l’automne 92, de l’été 95. Rappelle-toi nos folies, nos amours, nos copines. Explos, découvertes, marches de nuit, et nos incursions de l’autre côté.

Un monde qui ne ressemble pas à celui où je suis. Comment le décrire ? Que t’en dire ? Lumière, chaleur, aisance, aérienne légèreté, plénitude apaisée, les mots ne suffisent pas. Les images que je t’envoie, les émotions, l’état d’esprit, c’est moi tel que je suis, tel que je reste.

Ne garde pas le souvenir d’un moribond, d’un invalide. Tu me connais tel que j’étais. Regarde-moi tel que je suis. Regarde. Et souviens-toi.« 

Ce sont les derniers mots qu’il m’a laissé. Il y a eu une explosion de lumière dans ma tête, un déclic, et puis plus rien. Les plombs ont sauté. Cette fois, c’est fini. Il n’est pas reparu depuis. La porte étanche s’est refermé dans un bruit sourd et lourd. Je me souviens, garçon. Je ne t’oublie pas. Un ami comme toi est une bénédiction parfaite.

Un sourire quand même. Il me dit « regarde » quand il disparaît ! Que puis-je regarder si tu t’effaces ? Où es-tu ? Ton esprit n’est plus autour. Serait-ce la deuxième mort ?

Le Vivant a un tel humour ! s’exclamait Flornoy plusieurs fois par jour. Il est mort lui aussi. Faut-il pleurer? Faut-il en rire ? Font-ils envie ou bien pitié? Je n’ai pas le cœur à le dire. On ne voit pas le temps passer…

On doit des égards aux vivants. on ne doit aux morts que la vérité. (Voltaire)

 

 

Qui sera le prochain sur la liste ? J’ai le fâcheux sentiment d’être en première ligne.

Est-il encore debout le chêne
Ou le sapin de mon cercueil ?
(écouter)

 

La dictature parfaite aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader. Un système d’esclavage où, grâce la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude. 
Aldous Huxley