Amyann disparu

 

Amyann, où es-tu ? Aux cris de l’hippopodame j’enfouis la tête dans mes bras. Quand la stridence cesse, quand enfin j’ouvre un œil, la pièce est vide comme ma main. Plus de grosse guenon, plus de Yima, et surtout, surtout, plus d’Amyann!

Mon ami a disparu je ne sais où. Avec le couple de singes ? Impossible à dire. Autre chose a changé : la pièce exigüe où nous nous trouvions est devenue gigantesque, vide de meuble et de décor, déserte aussi. Pas âme qui vive à l’horizon. Le plafond se perd dans les brumes. La salle est si vaste que je ne pouvais pas en voir le fond, s’il y en a un.

Amyann ! Amyann ? 
Yann… ann… ann… répond l’écho. Je suis perdu au milieu de nulle part, bel et bien seul.

Je sens les larmes monter à mes yeux. L’image de mon père inconscient envahit mon esprit et mon cœur se serre. Je ne sais si nous nous retrouverons jamais. Thyann mon père m’a enseigné la force intérieure. Je cesse de m’apitoyer sur mon sort, le sien n’est guère plus enviable. Dans l’immédiat, mon ami Amyann me manque plus encore. Avec lui, tout serait plus facile dans ce monde inconnu.

Il faut se ressaisir. J’entreprends l’exploration du lieu. Les murs sont nus, lisses, difficile d’imaginer qu’ils puisse cacher une porte dérobée. Je marche vers le fond nimbé d’un étrange brouillard. Voici un bon quart d’heure que j’avance et rien ne semble changer. Le brouillard rose reste en place, le mur du fond – s’il y en a un ! – reste invisible. On pourrait croire que je fais du sur-place, pourtant quelque chose a changé : les murs latéraux ont disparu. Maintenant je progresse dans un espace totalement vide. Le seul détail qui montre que je ne suis pas à l’air libre est le sol parfaitement lisse sous mes pieds, et le plafond au-dessus de ma tête, qui semble plus haut que tout à l’heure.

Soudain, sorti de nulle part, survient un étrange animal. Mi-homme, mi-bête, sa tête est moitié canard, moitié lion. Mais un lion minuscule : à peine deux pieds de haut. Ouvrant son large bec aux petites dents pointues, l’animal jette un long cri. Une sorte de couinement où je peux distinguer le mot : DANGER. Mû par un singulier pressentiment, je lève les yeux. Bien m’en prend : une masse imposante tombe du plafond droit sur moi. Je n’ai que le temps de me jeter de côté pour éviter une caisse qui s’écrase sur le sol à quelques pouces de ma jambe gauche. Son contenu se répand alentours. Des objets inconnus pour moi qui n’ai jamais vu de livre.

Bien entendu, je ne sais pas lire, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’est l’écriture, et les gribouillis réguliers qui couvrent les pages ne m’évoquent rien de particulier. L’animal-homme chuchote à mon oreille : « C’est ton destin, Aorn, mon fils. Ton destin est inscrit dedans. »

Je sursaute. Il a dit « mon fils » ? Cette bestiole serait-elle mon père ? Comment est-ce possible ?
– Oui, dit l’oiseau-lion. Je suis Thyann. Je suis ton père. Éveille-toi !

Avant que j’ai le temps de revenir de ma surprise, mon soi-disant père s’envole à tire d’ailes vers le plafond brumeux. En un instant il a disparu. Une voix familière me fait sursauter. 
– Mais oui, Aorn. Ces livres parlent de toi. Regarde.

C’est Amyann ! Je lui saute au cou. Je suis si content de le retrouver ! Il m’embrasse et poursuit :
– Il est écrit ici que ton nom va changer. On t’appellera Hénoch.
– Tu m’as manqué, Amyann. Où étais-tu pendant tout ce temps ?

Il prend l’air étonné. 
– Mais je suis toujours resté près de toi pendant que tu dormais, répond-il tranquille. Il me tend le plus gros livre dont je me saisis prestement. Ces signes étranges qui parlent d’avenir me sont le plus précieux trésor.

 

 

J’ai dormi très longtemps. Des jours et des jours. Durant mon sommeil, les hommes-taupes m’ont descendu jusqu’ici, profond, très profond, comme mon sommeil. Et nous voici à deux pas du grand sas qui mène au Centre-Terre. Mon bras me fait souffrir. La plaie pourtant guérie suppure encore ! Un doute me vient. 

Tu t’es endormi quand nous étions à la surface. Le feu roulant t’a mordu et la douleur t’a fait perdre conscience. Tu dors depuis tout ce temps-là. Ça doit faire plus de trois lunes. J’imagine.

Il imagine, bien sûr. Sous terre on ne voit pas le ciel. Comment reconnaître les changements de la lune, la marche du soleil et des étoiles ?

J’aurais imaginé toutes ces aventures ? Je n’en reviens pas. Avons-nous jamais rencontré Yima le Singe ? Ou sa guenon à la voix de crécelle ?

– Oh si, répond Amyann. Je ne vois pas de quelle guenon tu parles, mais on a bien rencontré Yima qui n’est pas un Singe, mais un Lézard. Ses copains nous ont amenés jusqu’ici. Ils vont revenir, mais n’attendons pas. Tu es réveillé, partons vite. L’endroit n’est pas sûr. Mettons-nous à l’abri. Je te conterai alors ce que tu as manqué, et tu me diras ton rêve. 
– A l’abri ? Mais de quoi ?
– Des crues ! DANGER !!

Quelles crues ? Je note alors que la grande salle était dans mon rêve. Nous nous trouvons dans une caverne dont les parois sont visibles. Sur la gauche, une grande chute d’eau diffuse un brouillard de gouttelettes. À droite, une sorte de torrent roule et dévale dans un bruit blanc. Je m’en étonne. Il y a des cascades et des torrents au Centre Terre ?

– Oui, me dit Amyann. Le Centre Terre est un lieu de vie pourvu de toutes les commodités que l’on trouve en surface. As-tu remarqué que… 

Il s’interrompt. Une énorme vague roule vers nous. Elle avance à toute vitesse. L’espace d’un instant, je nous crois perdus. Amyann m’attrape le bras. Une volée de marches remonte vers la surface. Nous les grimpons quatre à quatre. La vague est sur nos talons. Elle nous rattrape. Elle est sur nous !

Au moment de me noyer, deux mains solides me saisissent et me tirent hors de l’eau. Trempé, mais vivant. Amyann aussi est sain et sauf. Nos sauveurs font partie de la bande à Yima. En bon voyant qu’il est, le vieux singe s’inquiétait, il les a envoyé s’assurer que tout allait bien. Maintenant, c’est le cas. Grâce à eux. Ils déballent un savoureux pique-nique d’insectes et de larves. Manger va nous faire le plus grand bien. Je respire.

Nous avons échappé au feu, nous avons échappé à l’eau, quel péril nous guette encore ?vous le saurez bientôt en lisant : Amyann raconte

 

On peut parer au mal qui vient d’autrui. On ne peut se soustraire au mal qui vient de soi.
Sheikh Abdullah Ansari