Hénoch fils de lui-même

 

Moi, Hénoch le Banni, fils de moi-même et de mes œuvres, me voilà réduit au pire état que l’humain puisse connaître : abandonné des Dieux, honni par les Surhommes, chassé de la table des Puissants.

Dans la boue et la fange, c’est là où m’a envoyé la Déesse, c’est là où je finirai mes jours comme tous ceux de mon espèce. A jamais ces mots infamants me stigmatisent et rongent mon courage. Que faire, non pour regagner le séjour céleste, mais pour retrouver les bonnes grâces d’Héra ? Elle m’a jeté dans la soue des pourceaux, avec eux je finirai mes jours si je ne trouve pas un moyen. Et le doute m’est venu.

Que m’a-t-elle dit ? Que j’avais rêvé ma vie, que j’avais gâché ma chance, que j’avais perdu le souvenir des moments doux ou amers, des victoires et des conquêtes. Que je n’étais qu’une écorce vide, que la pulpe humaine s’était desséché sous la cotte du guerrier, que je n’étais que l’ombre de moi-même. Un bien pâle reflet des quatre siècles passés chez les dieux. Avoir oublié bien des choses, le constat est humiliant mais sincère. Quant à ne plus se souvenir de rien, la punition est terrible, qui assoiffe à chaque instant.

Me retrouver ! Ne faire qu’un seul avec moi-même, comme avant, quand j’étais sur le Soleil des Dieux, quand je gisais comblé dans le giron de ma Mère qui est dans le ciel, sainte Héra, madone dorée adorée. Le désespoir m’apprend la prière. De la fange est monté mon chant vers Toi, très sainte mère. Exauce ma prière. Des profondeurs je crie vers Toi, Ma Dame. Sans toi je suis A-dam, je suis sans dame, privé de Toi. Vivre ainsi m’est une souffrance sans fin. 

 

O Déesse

« Retrouve ta lame et ton âme, ô Hénoch ! Ces pleurs sont indignes. Hénoch est-il un lâche ?  Je t’ai renvoyé sur terre pour que tu retrouves le guerrier qui dort en toi. Tu as appris tant de choses, l’art de la guerre et du combat mental, l’art d’aimer, l’art de prendre et celui de donner, l’art de te soumettre pour mieux dominer, l’art de bâtir, l’art de tailler la pierre et d’assembler le bois, l’art de fondre le métal pour en forger le précieux orichalque et l’airain victorieux, l’art de voler sans ailes et de voir à distance, l’art d’invoquer les morts et celui d’envoûter les vivants. Tu possèdes en secret les arcanes de haute magie. Tu as plus d’atouts qu’aucun humain n’en eût avant toi. Et tu te permets de te plaindre ? Tu t’autorises à regimber comme une monture rétive ? Tu bronches, tu tires la tronche, pauvre créature chétive et craintive, toi le fils de l’ive, toi qui vas engendrer les myriades, toi dont les descendants peupleront la terre et toutes les mers ?  Je te donne ta chance, ô le plus sot des vermisseaux ! Ne la gâche pas. C’est la dernière. » 

 

 

J’ai compris qui Tu es

Alors, soudainement, je me suis vu près du Cyclope, mon maître, qui m’a conté la guerre lumière, et m’a enseigné tant d’autres choses précieuses. Mais mon maître gardait le silence. Ses yeux vrillaient les miens, j’avais peine à retenir une forte envie de fondre en larmes. Que me faisait-il ? Je sentais son âme fouailler la mienne, la retourner sens dessus dessous comme un vêtement sale. Les larmes ont laissé place à une forte envie de vomir. J’étais faible, j’allais m’écrouler comme une tour mal construite, et le cyclope fit entendre un rire tonitruant. « Ne crains rien, petite larve humaine, je te montre le chemin » s’exclama-t-il en me donnant une tape sur l’omoplate. Je tombais en syncope.

A mon réveil, plus de cyclope, mais un doux visage penché sur le mien. C’est celui de la tendre Orane, que j’ai nommée Pomme, et que j’ai tant aimée. Les larmes à nouveau ont baigné mes joues. Étais-je bien chez les sorcières toutes puissantes, sur l’île des illusions, sur la terre des enchantements ? Était-ce le monde réel, serait-ce un rêve trompeur ?  

Un rêve, assurément ! Ou pire, un cauchemar. Entre mes bras émus, la douce Orane s’est changé en serpent. Je bondis hors de la couche avec un cri affreux. Le serpent s’estompa dans l’ombre, d’où sortit, ricanante, convulsée, la face de la Déesse furieuse.

Et puis le cyclope mon mentor reprit l’avantage. Mais ses traits ne tenaient pas en place. J’y voyais tantôt le géant, tantôt Pomme, tantôt le grand serpent dardant sa langue bifide en plissant ses yeux jaunes. Et puis la Déesse à nouveau. Et tout s’est éclairci.

 

Je sais quel est Ton rôle

Le temps n’est rien. je n’ai pas 400 ans, ni 100, ni même 20 ans. Je suis éternel. Avant le Commencement, j’étais. Avant l’île des Serpents, je fus serpent, cyclope, sorcière et druide. Je fus simple soldat, apprenti, écolier, je fus chasseur d’ours et je vécus partout. Je suis l’éclat d’or du soleil sur la flaque, je suis le vent dans tes cheveux, je suis tes jolies dents, ta langue aimée, tes lèvres, je suis la vie, l’amour, le début et la fin. Je suis Aleph et Tau, l’alpha et l’oméga.

J’ai tout lu, tout su, tout connu, tout vécu. Et je reviens sur mes pas d’âge en âge, fol ou sage, vieil ou pas. Mes yeux voient au-delà des horizons célestes. Je suis l’un de vous, je suis tous vos frères. J’ai l’un et le multiple en moi. Le songe est si fugace et le jour si trompeur. Je suis de toute race et de toute couleur.

Ainsi m’est révélé ce que veut dire descendre de soi-même et devenir son propre fils. Maintenant je sais que rien n’est moi, rien n’est hors de moi. Etant tout, je vois que je ne suis rien. Alors rien ne me manque et pourtant tout me sera donné, parce que je suis nu, sans force, sans projet, prêt à tout, bon à rien, homme de peu, femme de tous. Car la Déesse est descendue vers moi pour me combler de grâces, par Elle je fus mon fils, en Elle je trouve ma joie.

~~Hénoch l’Ancien

 

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J’ai vécu le jour des merveilles
Vous et moi, souvenez-vous en
Et j’ai franchi le mur des ans
Des miracles plein les oreilles
Notre avenir n’est plus pareil
J’ai vécu le jour des merveilles

~~Louis Aragon

 

Les Dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez Et c’est la mort, la mort toujours recommencée.
Georges Brassens