Aorn ! Réveille-toi, il faut descendre, c’est l’heure ! Par ces mots, mon ami Amyann m’a fait sortir d’un rêve incroyable, où nous étions déjà chez Yima le vieux sage, Yima le jeune écervelé, celui qui n’a pas d’âge.
Moi Aorn, fils de Thyann du clan des Insoumis, j’ai enfilé un solide casse-dalle sous l’œil impatient du jeune Amyann. Ça lui fait du bien de m’attendre un peu. Ça change. D’habitude c’est toujours lui qui traîne et moi qui me réveille avant l’heure. Mais cette fois, j’étais bel et bien embarqué dans un rêve si réel que la réalité du réveil n’arrive pas à le dissiper. Pendant tout le temps qu’on duré les préparatifs, j’étais plus ou moins attentif aux mille trucs que l’ami Amyann mettait dans nos baluchons. Une bonne moitié de moi vivait en même temps la rencontre la plus extraordinaire de ma courte vie : Yima Face-de-Singe !
J’ai déjà vu des gens comme lui dans le souterrain, dessinés sur les parois des grottes. Et j’ai déjà vu des dieux reptiliens. De loin. Les humains les fuient. Ils peuvent facilement te croquer pour leur déjeuner. On la joue discret, en mode transparent. En face d’eux, même nombreux, on se sent trop peu. On s’efface, on se cache, on se glisse hors du cadre. On décarre dare-dare.
Mais des gens comme Yima, ya pas, jamais vu ça. Il est flou, il est ici ou là, on ne sait pas, il va et mon cœur bat. C’est quoi ça ? Je ne peux pas détourner mon regard. Impossible. Je le dévore des yeux. Tout ce qu’il raconte se grave dans mon corps mémoire. Il me met en garde. Il me prévient. Il m’avertit. Et je prends tout ce qu’il me dit.
Il est incroyablement vieux, et pourtant il a mon âge. Amyann voit bien que je ne suis pas complètement ici avec lui. Il m’a tendu mon baluchon et sans un mot on s’est mis en route. Je connaissais le chemin du grand escalier. Aussi je pouvais continuer mon rêve éveillé.
Tout en marchant dans les pas de mon ami, j’étais témoin d’une des rencontres qui allait marquer à jamais ma petite enfance. Le témoin et l’acteur aussi, un peu. Yima m’a lu, m’a vu, m’a vaincu. Mais ce n’était qu’un rêve. La vraie rencontre est devant. À venir. Mais maintenant je sais à quoi m’en tenir, cette face de singe ne m’aura pas. Ah ! Le voilà !
Yima Face-de-Singe vient vers nous en reniflant fortement. Une femelle minuscule renifle sur ses talons.
– Avez-vous des vêtements chauds ? demande Yima le bourru.
La femelle le rabroue d’une bourrade.
– Yima ! On dit bonjour d’abord ! Espèce de rustre.
– Bonjour, les enfants, bienvenue chez nous, demande Yima le double bourru. Et surtout, avez-vous des vêtements chauds ?
Il se tourne vers sa mini patronne et susurre d’une toute petite voix :
– Et ce coup-ci, Yimaëlle ? C’était comment ?
Mais bon, il n’y a plus de Yimaëlle. Finie. Elle s’est évaporée dans le tunnel, ou bien elle s’est caché dans un rocher. D’ailleurs, à bien y regarder, il n’y a plus de Yima non plus. Sans avoir fait le moindre pas, je suis ailleurs avec Amyann. Debouts dans une petite pièce blanche, hermétiquement close, et qui vibre d’une manière singulière avec un long soupir métallique. Où est passé Yima ? Où sommes-nous ?
Il fait froid. Il y a des vêtements chauds sur une banquette contre un des murs. Sur le mur en face, il y a un cadran où clignotent des petites lumières. Il fait de plus en plus froid. Amyann a déjà commencé à se calfeutrer. Ses gestes sont lents, saccadés. Couche par couche, il enfile méthodiquement des épaisseurs par dessus sa tunique.
Je voudrais lui parler, attirer son attention, mais aucun son ne sort de ma bouche. Ai-je encore une bouche ? Curieux cette brutale chute de la température. Curieux et inexplicable. Sous terre, il ne fait jamais froid. Est-ce que nous sommes à la surface ? Impossible, il n’y a plus rien là-haut.
A la surface de la terre, les explosions et les brasiers de la Géhenne se sont arrêtés. La guerre des dieux a laissé place à l’interminable hiver noir. La plaine lugubre n’est plus que glace et givre. La température s’enfonce très loin en dessous de zéro. Le soleil ne se montre jamais, caché derrière l’écran d’un ciel pollué. Il ne pleut pas. Il ne neige pas. La glace est jaune. Aucune créature vivante ne peut y survivre. Des blizzards mortels projettent des glaçons tranchants comme des éclats de verre.
Par intervalle, un tsunami de feu roulant fait fondre tout sur son passage, éclatant les roches, dévorant les collines, nivelant la terre et la banquise. La boue noirâtre envahit la glace, avant de geler à nouveau dès que la fournaise est passée.
Le feu roulant est le dernier cadeau des dieux. Qu’ils soient mille fois bénis ! L’espoir des hommes taupes est tout entier dans ce feu dévorant. Il réchauffe ce qui est gelé. A terme, c’est lui qui rendra la surface habitable. Et les hommes taupes nous laisseront sortir pour repeupler cette planète. Et les graines qu’ils possèdent reverdiront la terre vierge. Et les gamètes qu’ils ont stockées feront renaître la vie animale. Les bêtes grandes et petites fouleront à nouveau les prairies verdoyantes. Loués soient les dieux, qu’ils soient mille fois bénis !
Cette leçon, les hommes taupes la répètent comme une prière trop souvent dite, vide de sens et de substance, inactive. Une prière qu’aucun dieu n’exauce.
A mon tour j’enfile quelques vêtements chauds, ça caille trop. Tiens ? Le murmure sifflant s’est arrêté. Le mur s’ouvre, il disparaît de chaque côté. Nous sommes dehors. Et ça ne ressemble pas du tout à ce que racontent les hommes-taupes. Mais alors là, rien à voir !
Quel spectacle hallucinant ! C’est… comment vous le décrire ? …un paysage de cauchemar, un paysage de mort, effrayant de désolation… Pas un arbre, pas une fleur, pas un brin d’herbe… Pas un oiseau, pas un bruit, pas un nuage… (source)Tintin, On a marché sur la lune, par Hergé
Ah si, quelque chose a bougé au loin. De… de la poussière ? Du vent ? Un tourbillon brillant grossit à vue d’œil. C’est… c’est le feu roulant !! Il fonce droit sur nous ! Amyann, nous sommes perdus ! Comment referme-t-on cette foutue porte ??