Hénoch et la Déesse

 

Toi, Hénoch l’Insoumis, fils de Thyan, tu t’es conduit comme un rustre indigne du grand privilège de connaître les secrets des îles du Soleil. En conséquence, je te bannis du séjour des dieux, et je te renvoie sur la terre finir ta vie dans la boue et la fange comme ceux de ton espèce !

Ces paroles sont celles de la Grande Déesse. Je les entends résonner dans ma pauvre tête chaque matin quand je pars chasser l’ours avec une bande de pauvres bougres, chasseurs comme moi, c’est à dire contraints et forcés par nos maîtres, les dieux tout-puissants. Je les entends chaque jour quand le Soleil des dieux darde sur moi ses rayons d’enfer, et que je sens ma peau recuite craquer sur mes épaules, et que je perds mon sacré sang, ma précieuse énergie et mon fichu temps. Les dieux m’ont condamné à vivre encore mille ans. Je ne sais le nombre exact, je veux l’ignorer. Nul ne sait ni le jour ni l’heure. C’est mieux ainsi.

Je ne me souviens de rien d’autre. J’ignore même ce qu’on me reproche. La Déesse a effacé ma mémoire et confisqué mon journal où j’avais consigné mes aventures chez les Puissants. Elle ne souhaite pas que j’emporte le moindre souvenir des ces années passées sur ces îles dans le ciel. Les mille et uns secrets que j’avais sans doute découvert là-haut sont à jamais perdus pour moi, pour tous les miens et toute ma descendance. J’ai commis une faute, je ne sais laquelle, j’ai offensé la Déesse qui m’a aussitôt infligé cette lourde punition. Mes copains de chaîne sont très envieux des privilèges que j’ai reçus. A quoi bon, si je ne m’en souviens plus ? Les paroles cruelles de la Déesse sont l’origine de ma vie, une deuxième naissance à l’âge adulte, qui a effacé tout ce que j’avais pu vivre avant.

Depuis lors, ces paroles m’obsèdent. Je les entends quand je rentre à la nuit, harassé, fourbu, maudissant entre mes dents serrées le nom sacré de la Toute Puissante, elle qui m’a tout donné pour me reprendre tout, jusqu’à l’ultime l’espoir. Agir. Ne pas penser, ne plus maudire, agir. Chaque matin me retrouve enchaîné à la bande atone entraînée à finir les ours. Chaque journée me retrouve esclave de cette chasse idiote qui consiste à lever des pièges où gronde le plantigrade blessé, furieux, terrible avec ses quatre mètres de hauteur. Il s’agit de se tenir hors de portée de ses griffes plus longues que mon bras, plus coupantes qu’un éclat de silex, et plus rapides que l’éclair. Il s’agit de survivre.

 

 

Les pertes humaines sont énormes, seule la moitié des chasseurs passera la journée. Les autres estropiés reviendront se faire terminer demain. Et la moitié des chasseurs seront des nouveaux venus, sans entraînement, qui se feront lacérer, éviscérer, écartelé, décapiter par les griffes terrifiantes. Celui qui survit au premier jour peut espérer en réchapper longtemps, dit-on. Mais l’espoir est mort dans mon cœur, éparpillé au vent qui souffle dans mon crâne vide, sur les chemins déserts de ma mémoire. On raconte qu’un Insoumis aurait survécu toute une année ! Un mois paraît déjà un exploit surhumain, comment peut-on survivre un an ? Mon horizon est de survivre un jour.

Et chaque matin qui revient réveille les blessures, les courbatures et la peur au ventre. Mais ce matin je me suis réveillé dans une chambre confortable. Le dortoir puant où je dormais enchaîné au châlit avait disparu. Qui m’a transporté dans mon sommeil ? D’ordinaire je ne dors que d’un œil, un rien m’éveille. Alors la Déesse est entrée dans ma chambre. Ne pouvant dissimuler à la fois ma surprise et ma nudité, j’optais pour cacher la seconde. La Déesse se mit à rire. « Pourquoi te cacher de moi ? Ne suis-je pas ta mère, comme celle de tous les êtres vivants sur cette planète et sur d’autres ? »

La Déesse était à peine vêtue d’un voile diaphane qui la drapait sans la contraindre. On devinait un corps splendide aux formes étonnamment nubiles. Elle semblait sortir à peine de l’adolescence — inconcevable prouesse quand on a son âge : elle approche tout de même les 5000 ans… Pourtant je n’avais pas de désir pour elle. « Hénoch, Hénoch, qu’as-tu fait des talents que tu as reçu chez les sorcières ? Qu’as-tu fait des connaissances que t’ont donné les reptiles ? Qu’est devenue la sagesse, la science acquise, l’énergie inépuisable qui animait ton corps ? Où est passé l’amour qui brûlait ton cœur ? On dirait que tous ces dons ne sont rien… »

— Sublime Déesse, j’ai d’autres questions : où sont mes compagnons de chasse ? Qui m’a porté jusqu’à cette couche ? Où sont mes armes, mon treillis de chasse et mon bouclier ? Je suis nu comme un ver… Comment puis-je chasser l’ours dans cette tenue ?

— La chasse à l’ours fait partie de tes rêves. Tu viens de passer trois nuits et deux jours endormi dans cette pièce. Tu n’as jamais frôlé la mort, tu n’as jamais risqué de terribles blessures, tu n’as fait que dormir comme une souche. Et tu n’as même pas profité de ton sommeil cataleptique pour tenter de retrouver tes précieux souvenirs. 

Devant mon air hébété, elle émit un petit rire perlé puis, basculant la tête en arrière, le rire se transforma en un feulement de louve ou de quelque fauve inconnu. J’ai vu la foudre dans son œil et la peur m’a pris. « Cesse de trembler. Quand tu sauras, tu en riras. Il ne t’est rien arrivé de tragique, tu n’as pas été chassé du séjour céleste, ta mémoire n’a pas été effacée sur mon ordre. C’est toi, et toi seul, qui a choisi d’oublier. Ta mission à présent consiste à retrouver un par un ces souvenirs. Ils sont autant de clés qui ouvriront ta forteresse intérieure. Tu es muré comme un puits empoisonné. Commence par le commencement : fais sauter le couvercle. Tu retrouveras tes chers amis les Cyclopes et leur incroyable savoir-faire. Ils t’ont beaucoup donné, et tu dois tout recouvrer, tout restaurer, tout reprendre à ton compte. T’en sens-tu capable ? »

Je n’étais même pas capable de lui répondre un seul mot. Sa bienveillance devint froideur polaire. Elle me toise avec mépris et tourne les talons. En quittant ma chambre, elle me jette ces mots comme un os à un chien : « Tâche d’être meilleur cette fois-ci ! »

 

Toute réalité existe dans l’esprit. Le phénomène externe, ce qui apparaît, n’est que son expression extérieure. L’univers visible est le reflet de l’invisible.
Platon