L’île des géants

 

Moi, Hénoch, né Aorn fils de Thyann le chasseur, je poursuis le récit de mes aventures chez les Fils du Soleil, sur la grande terre dans le ciel qui brille comme cent mille soleils. Voici venir la quatrième île qui est peuplée de géants.

Les géants adultes font 36 mètres de hauteur. Pour moi qui ai connu les cyclopes de 54 mètres et les gigantesques reptiliens, les géants restent d’une taille raisonnable. Ils habitent la surface de l’île, tandis que le sous-sol est occupé par des colonies de nains. Les nains et les géants appartiennent à la deuxième humanité qui a régné sur terre, après les cyclopes. La troisième humanité est celle de géants, encore, mais ceux-là ne font que 16 mètres.

La quatrième humanité est celle des patrons, que beaucoup d’entre vous appellent encore les dieux, parce qu’ils ont créé la cinquième humanité, qui est la mienne comme la vôtre. Mais ce ne sont pas des dieux, tout au plus des démiurges comme vous le serez à votre tour. Ces titans mesurent un peu plus de 4 mètres. Ils règnent sur le Soleil que vous appelez Hyperborée ou Nibiru, mais ne vivent pas sur une des quatre îles périphériques. Une haute montagne centrale leur est réservée, que les Grecs appellent Olympe. Au-dessus d’un banc de nuages éternels se dressent le palais d’or d’ Hathor la Grande Déesse que les Grecs appelleront Héra et les Chrétiens, le Saint Esprit. Car ils ont banni la Femme hors de la Sainte Trinité.

L’île des géants est nue comme la main d’un ange. Il n’y pousse que des arbres à viande. Ce genre de végétation ne se trouve pas sur terre, les démiurges n’ont pas jugé bon de nous en fournir. Et c’est mieux comme ça. Les arbres à viande sont les végétaux les plus dangereux. Ils sont carnivores. Leur don mimétique les dissimulent dans n’importe quel paysage. Ils sont sable dans le désert, eau dans le fleuve, vent dans la tempête et ombre dans la nuit. Si homme ou bête a l’imprudence de les approcher, ils enroulent leur lianes collantes sur la proie, l’arrosent d’acide avant de l’avaler. Ils peuvent lancer leur jet d’acide à plus de 15 mètres. Toutes ces qualités rendent l’arbre à viande invulnérable. Sa durée de vie approche 6000 ans.

Voici le cycle parfait de cet arbre et de ses produits tel que les dieux l’ont décidé. Les os, les poils et les viscères des proies sont recrachés au pied de l’arbre pour y nourrir ses racines, qui en font un terreau magnifique, propre à la culture de toute plante terrestre où il est utilisé en abondance. La chair qu’il absorbe nourrit sa ramure et fait mûrir ses fruits succulents, les pains de viande.

Encore faut-il pouvoir les cueillir sans se faire dévorer. C’est le travail des géants. Eux seuls parviennent à distinguer les arbres à viande, car leur vue perçante sait déjouer le mimétisme qui les dissimulent aux yeux des hommes, des anges et des dieux. Dès qu’un jeune géant a assez d’expérience pour les approcher, il s’entraîne à la récolte des pains, l’aliment de base de toute la population. Une bonne récolte quotidienne est indispensable : c’est la seule viande dont la consommation soit autorisée sur le Soleil divin. J’en ai mangé tous les jours sans me douter que c’était les fruits d’un arbre tueur et la chair des sacrifiés !

 

 

Chaque île a sa fonction propre. Celle-ci en a plusieurs : l’extraction du terreau magique est l’affaire des nains ; les géants s’occupent de l’élevage des arbres à viande et de l’élimination des éléments indésirables. Les nombreux condamnés sont livrés aux arbres carnivores, et cette loi ne souffre aucune exception : humains ou animaux, cyclopes, sorcières, reptiliens ou nains, voire les anges et dieux qui sont mortels comme nous, tout les vivants servent de pâture aux arbres à pain.

J’ai dit que les dieux sont mortels. Ils le sont, mais leur vie est vingt fois plus longue que la nôtre. De plus, s’ils le désirent et si la Grande Déesse le permet, ils peuvent transmigrer dans un nouveau corps quand l’ancien est mourant. Grâce à quoi leur vie se trouve encore prolongée. On dit que la Déesse a dépassé depuis longtemps les dix mille ans. A la voir, on peine à le croire. La sublime beauté d’Hathor s’est accrue avec les siècles.

Je suis resté cent ans sur cet île, comme sur les trois autres. Très vite, j’ai dû me soucier de ma survie. Pour cela, il fallait éviter le piège mortel des arbres carnivores. Grâce à l’enseignement que j’avais reçu pendant cent ans chez les sorcières, je pouvais affûter n’importe lequel de mes sens, arrêter le temps, en inverser la course, et bien d’autres prodiges encore. Après dix ans, je pouvais distinguer les arbres à viandes aussi bien qu’un géant, mieux même. Je les évaluais du premier regard devant n’importe quel décor, et tous les géants me respectaient pour ça.

Dès la vingtième année, Vitchmir le Grand, chef des géants, m’a permis de faire seul la récolte du jour. En deux secondes, la récolte était à ses pieds, tous les pains bien rangés dans des couffins, prêts à partir. Vitchmir en a conçu une grande admiration pour ma personne. Il ne comprenait pas comment un être si petit que moi pouvait accomplir en un instant la tâche de trois géants en une rude journée de labeur. Je me gardais de lui révéler mon pouvoir d’arrêter le temps à ma guise, et celui de transporter les plus lourdes charges par la seule intention de l’esprit.

J’étais habile à la récolte, mais je n’eus jamais accès à l’autre fonction des géants, apporter les sacrifiés aux arbres à viande. Et j’en remercie les dieux gigantesques, car ce travail me semblait le plus pénible et le plus dangereux. J’aurais pu maîtriser les humains et les nains, mais pas les reptiliens ni les cyclopes ! Un jour que je faisais la récolte express, ayant arrêté le temps pour ma commodité comme à l’accoutumée, je fus témoin d’une bien étrange aventure : un ange m’est apparu sur un arbre perché. Debout sur le départ des branches, il se tenait parfaitement immobile, tout à fait tranquille. Il savait qu’au moindre geste, au premier soupir, l’arbre allait détecter sa présence et lancer son acide. Comment ce bel ange était-il arrivé jusque là sans éveiller l’attention de l’arbre, je ne pouvais me le représenter. 

Mais puisque nous étions lui et moi dans la bulle que j’avais faite en arrêtant le temps, il m’était très facile de le cueillir comme un pain de viande, ému de sentir contre moi la chaleur de son beau corps aimant. Je le déposai sur l’herbe la plus douce, hors de portée des arbres tueurs. L’ange ne voulut pas quitter le refuge de mes bras. Il s’y blottit plus étroitement encore, et je sentis avec délice la pointe de ses seins effleurer ma poitrine. Cet ange était femelle. Quittant ses plumes avec une grâce exquise, elle m’entraîna sur un lit de mousse, et je connus d’ineffables délices. Nous avons vécu heureux et comblés pendant les quarante années qui ont suivi, puis mon ange ayant fini sa pause déjeuner, elle dût reprendre son service.

 

 

Elle m’avait appris que je n’avais pas sauvé une coupable, mais la victime d’une terrible erreur judiciaire. Quelques années plus tard, l’affaire ayant été portée à la connaissance de la Déesse elle-même, l’erreur judiciaire fut établie et mon ange rétablie dans ses droits, son honneur lavé, ses ailes restituées. On a fêté ça comme il convient sur un lit de mousse à mémoire de forme. J’ai été décoré de l’ordre du mérite arboricole et nommé apprenti élève sous-aspirant stagiaire de 9e classe, ce qui est un grand honneur pour un homme de ma condition. Louée soit la divine Hathor qui peut tout et plus encore ! Puisse-t-Elle m’entendre et m’ouvrir son palais, sa table, sa chambre, son lit, ses bras et ses draps ! J’en ferais le meilleur usage, qu’Elle en soit sûre ! Ainsi soit-Elle !

J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable.  Je fixais des vertiges.
Arthur Rimbaud