De nos jours encore, ma chère Bretagne est la terre d’élection des fées et des lutins. Les plus célèbres sont encore les korrigans, mais il y en a bien d’autres… La langue bretonne connaît un très grand nombre de mots pour désigner le petit peuple, et dans cette « région infestée de lutins », il est commun de les distinguer par leur habitat.
Pierre Dubois attribue aux kornikaneds les bois, aux korils, courils, corrics, kriores, kéréores et kannerez noz les landes, aux poulpiquets les vaux, aux teuz les prés, aux boléguéans les tumuli, aux hoseguéannets les cercles de pierres et aux boudics, boudiguets et bouffon noz les fermes. Mais la Bretagne connaît aussi des « farfadets », « duz », « korrigs », « kerrighed », « komaudons », « korandons », « kormandons », « kérions », « ozégans », « fomiquets »les vrais sont signés Walt Disney ou encore « chorriquets ». Au fil du temps, toutes ces petites créatures jadis distinctes sont venues à être désignées sous l’unique nom de « korrigan » (source)
Bon. On doit aussi considérer que le Breton était une langue exclusive, faite pour que chaque village garde ses secrets. Pour communiquer avec d’autres régions, il y avait le français. Donc cette foule de noms n’est pas forcément faite pour désigner une foule de créatures différentes… Certains sont vraiment risibles. Fomiquets !! Qui peut aussi s’écrire Faux Mickeys…
Non, pour un Breton digne de ce nom, il n’y a pas de quoi rire. Les korrigans sont une chose sérieuse, on ne plaisante pas avec eux en terre d’Armor. Croyez-moi. Mais foin de ces méchants petits diables, ces lutins farceurs à la mode de Bretagne. Je voudrais vous parler de leurs filles. Elles sont toujours belles, et souvent cruelles. On les appelle des Korriganes. (source) Plus d’un Breton, jeune ou moins jeune, a succombé à leurs charmes vénéneux. Quant on parle des fées de Haute Bretagne, on pense le plus souvent aux korriganes –même si on ne leur donne pas ce nom magique, qui reste un peu tabou et qu’on se garde encore de prononcer à tort et à travers.
La légende veut que leur monde ne suive pas le même registre temporel que le nôtre : chez elles, il s’écoule beaucoup plus lentement. Paradoxe qui n’en est certainement pas un pour la physique quantique ! Ainsi j’ai le souvenir d’une expédition nocturne tout à fait singulière que j’avais entrepris il y a une trentaine d’années. J’étais à mille lieues de songer à ces coquines de korriganes. Je voulais juste me rendre compte de l’énergie d’une certaine allée couverte à la pleine lune. Le ciel était sans nuages, et la lune s’est levée rouge, énorme comme une lune d’été. Nous étions début mai. En approchant de l’allée couverte dans une jachère, j’ai vu des lueurs autour du monument. J’ai maudit en silence ces visiteurs intempestifs qui allaient gâcher mon expérience. Je me trompais lourdement.
Les lumières pouvaient passer pour des lampes électriques, à part leurs couleurs changeantes. J’ai pensé à un de ces gadgets qui faisait fureur dans les années 80. Soudain une silhouette a surgi devant moi. Une femme. Elle était couverte d’une capeline claire qu’elle laissa doucement glisser dans les herbes. Une femme fort belle, autant que la pleine lune permettait d’en juger. Elle me prit la main. Sa peau était douce et tiède, je ne doutais pas une seconde qu’il s’agisse d’une aventure. J’étais conquis par sa franchise. Sous l’allée de pierre, des marches s’enfonçaient sous terre. Comment sont-elles arrivées là ? Mais j’étais sans méfiance, tout me semblait normal. En descendant l’escalier derrière elle, j’avoue que je ne regardais pas les marches.
Au bord d’un lac vert, nous avons fait l’amour sur un grand lit carré couvert de toile blanche, comme dans la chanson. C’était bon, mais trop bref. L’instant d’après, je me retrouve à plat ventre, le nez dans les bleuets. La silhouette longue de l’allée couverte projette son ombre sur moi. Le croissant de lune éclaire à peine la scène irréelle. D’un bond, je suis sur pieds. Quel croissant ?! C’était la pleine lune !! Je cours jusque chez moi d’une seule traite, sans reprendre mon souffle. Une enveloppe dépasse de ma boîte aux lettres. En voyant le cachet de la poste, mon cœur bondit. J’allume mon Mac. Attends ?!
Je suis parti cinq jours et cinq nuits. Cinq jours ! Ma courte et savoureuse visite avait duré cinq journées du monde réel. Il me manquera ces cinq jours-là quand je devrais faire le récit de ma vie à l’Aigle, pour qu’il me laisse passer loin du royaume des morts.
Quant aux Morriganes… A première vue, elles sont très proches. Elles se comportent souvent de la même manière aguichante vis-à-vis des jeunes gens qui tombent raides dingues devant leur insoutenable beauté. Leur origine n’est pas bretonne, mais irlandaise. « Morrígan (Mórrígan, Morrigane ou Morrígu) est un personnage de la mythologie celtique irlandaise, qui semble avoir été considérée comme une déesse, même si elle n’est pas mentionnée explicitement ainsi dans les textes. Dans certains récits médiévaux, Morrigan fait partie du groupe des trois déesses de la guerre, aux côtés des déesses Bodb et Macha, ou parfois Nemain. Dans d’autres récits, les noms Morrigan et Bodb sont utilisés alternativement pour désigner la déesse irlandaise de la guerre, ou bien sont toutes deux décrites comme des sorcières des Tuatha Dé Danann. » (source)
Les Tuatha Dé Danann appartiennent à la mythologie. Ils vivaient sur le sol d’Irlande avant l’arrivée des Celtes qui ont pris leur place de manière progressive, et sans la violence qui opposa les Tuatha aux redoutables Fir Bolg qui occupaient ces terres sauvages, longtemps auparavant. Certains auteurs pensent que les Tuatha sont les véritables bâtisseurs des mégalithes, dolmens, menhirs et autres cromlec’hs. Ils sont assimilés à des dieux, comme les Olympiens pour les anciens Grecs, les Élohim pour les Hébreux ou les Anunnas pour les Sumériens.
« Dans le Táin Bó Cúailnge (la razzia des vaches de Cooley), sous l’apparence d’une belle et jeune fille aux sourcils roux, elle tente de séduire Cúchulainn, qui refuse ses avances. Elle le menace sous l’aspect de différents animaux et, pendant qu’il combat, elle s’enroule autour de sa cuisse en prenant la forme d’une anguille. Le héros s’en défait et la blesse. Il est alors absent du combat pour un long moment, mais lorsqu’il revient combattre, il aperçoit une femme qui lave ses vêtements ensanglantés dans la rivière. Il sait alors que son heure a sonné. Plus tard, c’est en corneille qu’elle assiste à l’agonie de Cúchulainn, perchée sur son épaule. » (source)
Comme on le voit, la mythologie celtique d’Irlande ne présente pas les morriganes, mais seulement la première d’entre elle, qui fut l’une des déesses de la guerre. Doit-on en conclure que leurs descendantes sont agressives et totalement infréquentables ? Non pas, bien au contraire. Qu’elles viennent d’Irlande, du Pays de Galles, d’Ecosse, de Cornouailles ou de Bretagne, les Morriganes sont les fées du rivage, des berges, des dunes, des rus et des vagues. L’écume est leur élément, le crépuscule leur moment chéri.
Comme le sinistre prince des Korrigans, Yann An Aod, Jean de la Côte, les Morriganes ont les mêmes habitudes et sont souvent confondues avec lui. Pourtant elles ne sont jamais accompagnées de chiens. Leur animal fétiche est l’ours, qui ne les accompagne plus, merci pour ça ! Souvent elles n’apparaissent pas sous leur forme humaine séduisante, mais sous l’apparence d’un corbeau, comme les sorciers et les enchanteurs. Dans ce cas, elles aiment se signaler par un vol de trois corneilles, c’est pourquoi les anciens les appellent les Trois Sœurs Noires. Dans ces trois déesses de la guerre on peut reconnaître les trois Parques de la mythologie grecque, qui sont les maîtresses du destin. Noir destin ? Voire !
Car noires, elles ne le sont guère. Dans leur version humaine, elles aiment porter des couleurs vives, contrairement à Yann de la Côte, passe-muraille aux couleurs de nuit. Yann adore surprendre les promeneurs du crépuscule en surgissant brusquement sur la dune. J’ai pu vivre cette irruption dans la nuit tombante. Avec pour bruit de fond le ressac sur la plage toute proche et les cris grinçants d’improbables oiseaux de nuit, la scène a de quoi terrifier les âmes simples.
Les Morriganes d’aujourd’hui ne jouent pas à effrayer les humains. Elles sont souvent leurs alliés, en leur permettant de réaliser leurs vœux secrets. Si leur origine est irlandaise, leur présence était attestée dans toute la zone celtique historique, jusque chez les Celto-Ligures du sud de la France. Selon moi, Marignane près de Marseille fut un de leurs fiefs les plus fameux, quoi qu’en dise la notice historique de la ville : « Les premiers marignanais étaient…des dinosaures : des iguanodons, bestioles étonnantes de 10 mètres de longueur et 5 mètres de hauteur ! Puis les hommes préhistoriques ont vécu à Marignane : en témoignent les vestiges antiques d’un oppidum sur la colline Notre-Dame de Pitié, datant de quelques siècles AEC.avant l’ère commune Entre Celto-Ligures et Phocéens, Marignane n’a véritablement vu le jour qu’avec l’occupation romaine, sans doute durant les premiers siècles de notre ère, où son site aurait pu être celui d’un domaine appartenant à un général ou patricien romain nommé Marinius, ou Marinien. »
Ce texte un peu naïf traite les Celtes d’hommes préhistoriques. Si un peuple a construit un oppidum quelques siècles avant notre ère, il ne s’agissait certes pas d’hommes préhistoriques, mais bel et bien de Celtes. À cette époque, une colonie grecque opulente existait déjà, toute proche, qui allait devenir la Massilia des Romains puis la Marseille actuelle. On sait que le port d’Aigues Mortes, aujourd’hui loin dans les terres, s’est ensablé dans la période historique.
La colline Notre Dame de Pitié, comme son nom l’indique, était un lieu où les femmes de marins venaient prier pour leurs hommes soumis aux fortunes de mer. Cette colline et son oppidum devaient être tout proches du rivage au premier millénaire AEC. C’est pourquoi j’incline à penser que le nom de Marignane ne vient pas d’un noble romain, mais d’une Morrigane qui avait coutume de fréquenter ces lieux. D’où la consécration ultérieure de la colline Morrigane à Notre-Dame, titre qu’on attribue à la vierge Marie, digne héritière de la Grande Déesse. Ainsi Morrigane est devenue Marignane.
Et pareil pour Marignan (1515) me rappelle Alain Aillet. Il en est de même pour toutes les communes de France qui s’en rapprochent : Marigna, Marignac, Marignana, Marigne, Marignier, Marignieu, les nombreux Marigny… Au moins une quarantaine d’occurrences au niveau des communes, sans compter tous les lieux-dits. Et on nous ferait croire que les fées ne sont que des contes ? Des contes qui comptent, au bout du compte.
À la prochaine, mes bons amis. N’oubliez pas de rêver.