Chant d’amour soufi

 

Le grand mystique soufi Jalal ad-Din Rumi dit Mevlana, qui fonda dans sa ville sainte de Konya l’ordre des derviches tourneur, a composé ce sublime chant d’amour à prendre avec fougue. J’y entends un écho vibrant au non moins sublime Cantique des cantiques que le roi Salomon dédia à sa bien-aimée la Reine de Saba.

On n’entend que ce qu’on veut entendre, et le reste, on l’oublie.

Paul Simon

 

 

« Tu es partie : ton départ m’arrache des larmes de sang,
Mon angoisse toujours accrue accroît mes larmes.
Tu n’es pas partie seule, mes yeux sont partis avec toi :
Puisque je n’ai plus d’yeux, comment verser des larmes ?

Sache que ton âme ressemble à une caverne,
Dans laquelle il y a un étrange bazar.
Chacun avec sa Bien-aimée agit comme il lui plaît,
Mais cette Bien-aimée est mystérieuse et étrange !

Notre corps pétri de terre est la lumière des cieux.
Les anges envient notre pénétration.
Tantôt si purs que les esprits des cieux nous suivent,
Tantôt si impurs que les démons s’enfuient.

Autrefois des enfants, avant d’être des maîtres
Heureux de voir chez nous des visages amis.
Écoute la fin de notre aventure :
Nous sommes devenus pareils aux nuages, pareils au vent.

Tous les atomes qu’on trouve dans l’air, et dans le désert,
Sache qu’ils sont amoureux comme nous.
Sache que chaque atome, heureux ou malheureux,
Est étourdi par le Soleil de l’âme non formatée.

Je suis l’Océan tout entier, pas une simple goutte !
Je ne suis pas un prétentieux à l’oeil fourbe.
Chaque atome à qui je parle en silence,
S’exclame sans tarder: « Je ne suis pas un atome! »

La bien-aimée est devenue pareille au soleil,
L’amoureux, tel un atome, se met à danser.
Lorsque tremblote la brise du printemps d’amour,
Chaque branche qui a quelque feuille se met à danser.

La bien-aimée murmurait des paroles indistinctes,
Ma raison s’est égarée ; il ne m’en est rien resté !
Mon Dieu ! elle devait prononcer une incantation,
Car la trace est gravée dans mon coeur de pierre.

Tu me dis que je suis fou et extravagant.
C’est toi qui est folle de chercher la raison dans un fou.
Tu trouves que je suis imprudent et inflexible,
C’est la sphère elle-même qui est inflexible.

Dès que j’entendis le mot amour,
J’ai usé mes yeux, mon âme et mon coeur sur son chemin.
Je me suis dit que, bien que l’amant et l’aimée soient deux,
En vérité ils ne sont qu’un et je devais y voir double.

Je suis ivre de toi… non de vin, ni d’opium,
Je suis fou, ne cherche pas la raison chez un fou.
De mon âme débordante naissent mille fleuves,
De ma danse tournoyante, le monde est étourdi.

En voyant mon teint jauni, cette idole célèbre,
M’a dit: « N’espère plus que je sois à toi»
«Tu as été mon amant pendant cent lunes
Maintenant tu as la couleur de l’automne, moi je garde celle du printemps»

En souvenir de ta lèvre, je baise le rubis de ma bague ;
N’ayant pas celle-là, je baise celui-ci.
Ne pouvant atteindre ton ciel,
Je me prosterne et je baise la terre.

Pourquoi rôdes-tu dans le quartier de ton imagination,
Que laves-tu avec les larmes de sang de ton coeur ?
De la tête jusqu’aux pieds tu es le Vrai ;
Que cherches-tu, ô ignorant de toi-même ?

Ne dis pas : « La nuit ».  Notre jour n’a pas de nuit ;
Dans la secte de l’amour, il n’est d’autre secte que l’amour.
L’amour est un océan sans fond, ni rive ;
Bien des hommes s’y noient sans plaintes et sans lamentations.

L’amour est un grand bien qui produit de grands maux.
L’amant ne fuira pas ces maux.
Dans l’amour, la vaillance est à qui
Capitule aussitôt que l’amour l’attaque.

Qui de plus malheureux qu’un amant sans espoir ?
Aucun remède au mal d’aimer.
Nulle avarice, nulle hypocrisie n’apaise le chagrin d’amour;
Nulle fidélité, nulle cruauté n’existe dans l’amour vrai.

On a pétri l’argile de l’homme avec la rosée d’amour,
Et mille troubles, mille désordres naissent dans le monde.
Les mille lancettes de l’amour ont piqué les veines de l’âme
Pour y prendre une goutte; et cette goutte s’appelle : le coeur.

La nuit vient de passer… mon ivresse continue.
Sous ton empire, je m’occupe de mes propres affaires.
Je suis à la fois l’amant et l’aimé.
Je suis à la fois le bouquet, le rossignol et la rose de moi-même.

Le rossignol est venu au jardin, les corbeaux se sont enfuis ;
Allons au jardin ensemble, ô flambeau de mes yeux.
Comme le lys et la rose, épanouissons-nous dans l’extase ;
Comme l’eau qui court, courons de jardin en jardin. »

 

Un médicament ne soigne qu’une partie de la maladie. Le reste se passe dans la tête du malade. C’est cette partie-là que je soigne.
Claude Lelouch