Un derviche alla voir un soufi et lui dit : « Les gens font de moi un maître, je veux les en dissuader. » « Tout ce que tu as à faire, répondit le soufi, c’est de te comporter comme si tu étais fou. Ils ne tarderont pas à t’abandonner. »
– Mais c’en sera fait de ma réputation ! s’écria le derviche affolé.
– Je vois, dit le soufi, la question portait sur l’enseignement, mais ce qui se cachait derrière, c’était l’amour-propre ! » (source)Idries Shah, Apprendre à apprendre
Ce derviche veut être pris au sérieux parce qu’il se prend lui-même au sérieux. Il déteste l’idée d’être pris pour un maître, mais déteste encore plus celle d’être pris pour un fou. Il tient à sa réputation. Malgré son déni, il se comporte en maître, en modèle, en gourou, et ne doit pas s’étonner que ses élèves le traitent comme il se présente.
Il n’y a pas de problème avec le maître, sauf si tu n’en as qu’un seul. Tu risques de perdre de vue ce que tu es à vouloir épouser ce qu’est ton maître. Un autre maître annule les excès du premier. Plusieurs maîtres garantissent ton indépendance et ton intégrité.
Ne cherche pas de disciples, tu n’auras que des zéros.
Nietzsche dit vrai. Ne faites pas de disciples, vous n’aurez que des zéros. Ajoutez une foule de zéros derrière l’unité, vous obtiendrez un très grand nombre. Mais au bout du compte, il n’y aura toujours qu’une seule unité suivie par une foule de zéros. Chacun doit devenir cette unité, en se défiant de ceux qui le suivent.
Tu veux un maître
Je ne suis pas un maître. Tu veux me voir. Pourquoi faire ? Je ne suis pas un prof, ni un guru, ni un maître. Je ne suis pas un directeur de conscience, ni un psychanalyste, ni un coach de vie. Je ne suis pas une bête curieuse ni un parent lointain qu’on visite. Je ne suis pas une idole. Je ne suis pas une star. Je ne suis pas disponible. Je n’ai pas besoin d’admirateurs, de fans ou de groupies. J’ai seulement besoin de temps, il m’est compté.
On ne provoque pas une rencontre comme on provoque une catastrophe. Les rencontres arrivent quand tu es prêt à en tirer profit. Tant que ce moment n’est pas venu, inutile de brusquer les choses. De plus, saches que ce n’est pas le disciple qui choisit son maître. Ce choix-là appartient au maître, et à lui seul. Et s’il y a une chose dont je suis sûr, une seule, la voici : je ne suis tout sauf un maître.
Tu as une question à me poser. Assure-toi d’abord que je n’ai pas déjà traité cette question dans un de mes 800 articles. En haut de chaque page, la fenêtre RECHERCHE est faite pour ça. Si tu ne trouves pas l’article en question, envoie-moi un e-mail.
Tu as une requête particulière ? E-mail aussi. Mais rappelle-toi que je ne suis pas Google, je n’ai pas réponse à tout. Je ne suis pas non plus un djinn ou une fée, je ne peux réaliser tous tes vœux.
Tu veux aller plus loin. Tu as besoin d’air. Inutile de me rencontrer. Prends ton baluchon et pars sur les routes. Tu y feras les rencontres qui conviennent à ton état. Ainsi devient-on Mat. Maître de toi-même comme de l’univers. Ainsi devient-on bouddha. L’ultime étape sur le chemin du ciel. Ou du néant?
Tu cherches un gourou désespérément. Tu le désires si fort que tu es prêt à tomber dans les griffes d’un incapable. Beaucoup d’incapables font le gourou payant. Plus le prix est élevé, moins le gourou est fiable, plus les résultats seront catastrophiques. Un conte soufi illustre parfaitement les dangers d’un mauvais maître.
Le remplaçant
Il était une fois un soufi qui ouvre une école dans les montagnes, très loin de son domicile habituel. Il désire que les montagnards puissent eux aussi profiter de son enseignement. Pendant six mois, il les enseigne. Mais quand vient le moment de regagner sa ville lointaine, il leur dit : « Mes chers amis, je dois vous quitter. Je serai absent pendant plusieurs mois. En fait, je ne sais pas quand je pourrais revenir vers vous. Aussi, en mon absence, il importe que vous puissiez continuer à étudier les textes que j’ai mis à votre disposition. Votre camarade Abdullah sera chargé de faire régner ordre et discipline pendant mon absence, afin que vos travaux ne soient pas perturbés. » Et le soufi prend congé d’eux.
Les premiers temps, tout se passe pour le mieux dans l’école isolée. Mais les mois passent, et Abdullah prend son rôle trop au sérieux. Il corrige ce qu’il pense être de mauvaises interprétations des textes, il invente ses propres contes initiatiques, il propose à chacun des exercices et des sujets de méditation qu’il n’a pas trouvé dans les textes.
Deux années s’écoulent ainsi avant que le soufi revienne dans les montagnes. Ce qu’il y trouve le consterne. Il dit aux élèves : « Vous avez suivi un mauvais chemin. Celui à qui j’avais confié la responsabilité de votre groupe d’étude s’est prit pour votre maître. Il a bourré vos têtes et vos cœurs de bêtises et de contre-vérités. Il eut mieux valu pour vous que vous cessiez d’étudier, car non seulement vous n’avez pas progressé en mon absence, mais votre niveau est beaucoup plus bas qu’à mon départ. »
Cette histoire est contée par Idries Shah et par d’autres soufis plus anciens. Elle illustre ce qu’on entend généralement par la contre-initiation. René Guénon, penseur français converti à l’Islam et devenu soufi, insiste sur cette réalité. La plupart des religions sont des agents de contre-initiation. Non seulement elles ne font pas progresser ceux qui les pratiquent, mais le risque de régression est très grand pour eux.
Ni dieu ni maître
Je ne suis pas un gourou. Je n’ai ni secte ni sectateurs, je ne cherche ni public ni spectateur. Je ne suis pas un modèle à suivre. Personne n’en est un pour les autres. Tout le monde doit en être un pour soi-même. Les anarchistes refusent tout compromis sur ce point comme sur beaucoup d’autres. J’éprouve une grande tendresse pour leur façon de voir, même si, avec l’âge, j’ai appris à craindre toute forme d’extrémisme.
« Ni dieu ni maître« , professent-ils. La formule est jolie. J’en ai longtemps fait ma devise. Mais il y a quarante ans, une chanson de Bob Dylan m’a donné à réfléchir. Quoi que tu fasses, dit-il, et même si tu t’y refuses, tu devras servir quelqu’un. Tout le monde doit servir quelqu’un. Autant choisir qui l’on sert, plutôt que de vivre dans l’illusion qu’on ne sert personne.
Certains d’entre nous, conscients de cet écueil, pensent pouvoir l’éviter en se choisissant un maître impersonnel. Jean-Claude Flornoy, mon benefactor, avait choisi de se mettre au service du Vivant. D’autres révèrent la Source. C’est un autre nom pour les dieux, qui se confond souvent à eux dans la pratique.
Celui-là prie toujours son étoile qui le console de ses malheurs. Quand la lassitude l’étreint, il l’implore ainsi : « Ô mon étoile, toujours fidèle, quand donneras-tu un rendez-vous moins éphémère dans ton domaine des certitudes éternelles ?«
Cette personne est trop lasse pour goûter encore à la vie. Elle souhaite la fin pour gagner son étoile …ou pour tout perdre. Qu’en savons-nous ? En parlant ainsi, cette personne est-elle sincère ? Jean de La Fontaine(1621–1695) y répond dans sa fable.
La mort et le bûcheron
Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur :
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos.
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort ; elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
« C’est, dit-il, afin de m’aider
À recharger ce bois ; tu ne tarderas guère. »
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.
(Jean de La Fontaine)
Le chemin qui a du cœur
Pour ma part, disait Juan Matus, le benefactor de Carlos Castaneda, j’ai choisi le chemin qui a du cœur. C’est un choix personnel. Chacun d’entre vous fera celui qui lui convient, celui-ci n’a rien d’obligatoire. Pour ma part, je m’y tiens. Je dédie ce qui me reste de vie au service de l’amour inconditionnel. La puissance que donne la pratique de cet amour-là n’a pas d’équivalent.
Ce n’est pas une puissance qui écrase, mais qui accueille. Elle ressemble au sourire. Elle est d’abord une petite source que l’on sent sourdre dans son cœur. La source grandit en force et en éclat. Un jour, dans le cœur, s’épanche une source irrésistible qui jaillit avec force en provoquant l’ivresse.
Je m’efforce d’être le doigt qui montre la lune. Je vous en prie, regardez la lune, et pas ce doigt. Malgré tous mes efforts, mes imperfections restent nombreuses, mes défauts sont toujours présents. Au fil des ans, tout juste sont-ils devenus plus supportables. Du moins je le souhaite, par respect pour ceux qui m’aiment.
Suis-je comme le soufi du conte ou comme son remplaçant ? Comment le saurais-je ? Et vous, comment le sauriez-vous ? S’il vous plaît, ne me suivez pas, ne suivez personne. Priez votre âme pour qu’elle s’incarne en vous et vous diffuse sa lumière, qui est la vôtre. Mais n’invoquez personne.
Les invisibles ne sont pas à votre service, mais au leur. Dans ce multivers prédateur, ils cherchent des proies faciles. N’en soyez pas une. Gardez-vous d’eux. Protégez-vous de leurs étreintes mensongères. Le plus souvent, à votre insu, ils n’apportent pas le mieux, mais le pire.
« N’écoute les conseils de personne, sinon du vent qui passe et qui te raconte l’histoire du monde »