Dans l’enseignement soufi, chaque élève reçoit les conseils et les leçons appropriées à son cas et à son degré de développement. Les contes soufis, ou histoires enseignements, constituent la clé de voûte de cette spiritualité profonde.
Le renard sans pattes
Mahmoud ne sait comment mener sa vie. Il prend conseil auprès d’un sage soufi : « Va dans la forêt, Mahmoud. Prends exemple sur la nature qui te donnera une leçon de vie » Mahmoud obéit. Près d’un buisson se prélasse un renard, la panse rebondie. Pourtant il n’a pas de pattes. Mahmoud est intrigué. « Comment ce renard fait-il pour se nourrir ? » Bien décidé à en avoir le cœur net, il fait le guet. Peu après, un ours abat une gazelle, la dévore bruyamment et abandonne la carcasse.
Alors le renard sort du buisson, rampe jusqu’à la proie pour grignoter les restes. « Voilà une leçon bien facile à comprendre » se dit Mahmoud. Sûr de son fait, il quitte la forêt, bien décidé à tirer parti de cette excellente leçon de vie.
Deux ans plus tard, un clochard famélique toque à la porte du sage soufi. Sous ses haillons crasseux, le soufi reconnaît Mahmoud qui pleurniche : « Ton conseil ne m’a pas aidé, la nature m’a donné une mauvaise leçon, gémit-il. Je suis allé dans la forêt, j’ai vu un renard sans pattes, grâce à l’ours il ne manquait de rien. Comme le renard je me suis assis sans rien faire pour attendre les cadeaux de la vie.
Mais rien de bon ne m’est arrivé, et à présent je suis misérable, malade et sans ressources » Le sage hoche la tête : « La leçon était parfaite, c’est l’élève qui était mauvais. Tu as des pattes, pourquoi imiter le renard ? Ton modèle était l’ours. Sers-toi de tes pattes pour te nourrir et pour nourrir les faibles. » (source)d’après Idries Shah
Quand tu auras renoncé à l’espérance, je t’apprendrai la volonté.
Idries Shah
L’enseignement soufi fait un grand usage des contes, Idries Shah les appelle des histoires-enseignements : « Le conte soufi est construit de manière à présenter un modèle, un dessin ou une série de relations à l’esprit du lecteur.
Une fois que celui-ci s’est familiarisé avec cette structure, il peut comprendre des concepts et des expériences de structure similaire mais opérant à un niveau supérieur de perception. On peut comparer cela au rapport entre plan et appareil fini.
Cette méthode peut éclairer l’individu suivant son aptitude à comprendre. Elle peut constituer aussi une part majeure des exercices préparatoires de l’élève. Il doit pouvoir aller au delà des apparences sans que soit entravée pour autant son aptitude à comprendre les détails et à apprécier l’humour de l’histoire.
L’élève s’imprègne profondément des histoires, de sorte que leurs multiples significations se révèlent à lui au moment où cela sera utile à son développement. Cette deuxième phase peut requérir l’intervention d’un maître qui connaît le « moment » et le « lieu » de ce développement.
Ainsi les contes soufis passent pour « emprisonner un secret sans prix » qui est « libéré par le pouvoir d’un maître enseignant ».
Analyser ces histoires, c’est risquer de les déposséder de leur fonction instrumentale : désassemblez les parties d’un marteau, il cesse à l’instant d’être un marteau. De temps immémorial, les contes ont été les voies de la connaissance et de la compréhension » (source)Idries Shah, Apprendre à apprendre
Idries Shah, ou Idriss Shah, né Sayyid Idris al-Hashimi, auteur et poète, maître soufi et paon de l’époque, a été reconnu comme « le chercheur le plus important dans l’adaptation de la pensée spirituelle classique au monde moderne ». (source)Wikipédia Ses livres, Apprendre à apprendre, Caravane de rêves, Mulla Nasrudin, Contes initiatiques… se sont vendus à plus de 15 millions d’exemplaires dans 12 langues. Sa conception ouverte du soufisme a considérablement accru l’intérêt pour cette sagesse. Idriss Shah pensait que le soufisme avait précédé l’Islam et ne dépendait pas uniquement du Coran, mais que sa source, sa portée et sa pertinence étaient universelles.
Il soutenait l’idée que les enseignements spirituels devaient toujours être présentés sous des formes et en des termes familiers à la communauté où ils doivent prendre racine. Il pensait que l’on devait donner aux étudiants un travail en fonction de leurs capacités individuelles et rejeter les systèmes qui appliquent les mêmes exercices à tous.
Toute sa vie, il a utilisé l’humourj’essaye de l’imiter avec de très bons résultats.
La viande d’éléphant
Impossible de quitter cet énorme sujet sans conter une dernière histoire soufie, celle de la viande d’éléphant : elle contient un « secret sans prix ».
Un boutre affronte une violente tempête en traversant l’Océan Indien. Son mât brisé par la fureur des éléments, le gouvernail rompu, l’esquif dérive en perdition. L’équipage implore Allah. « Pour notre vie, mes amis, faisons chacun un voeu, dit le capitaine. Si Allah nous accorde la vie sauve, nous tiendrons cette promesse, quoi qu’il nous en coûte »
Tous comprennent que le vœu doit être à la hauteur du cadeau. Et chacun prend un engagement qui, pour lui, représente un lourd sacrifice. « Quant à moi, dit le dernier, je promets de ne jamais manger de viande d’éléphant ! » Stupeur des matelots : « Tous, nous avons fait un voeu pénible, tandis que toi… »
« J’avais préparé une promesse sévère, comme vous tous. Mais quand j’ai voulu parler, c’est ce voeu qui est venu. Je dois le respecter. » Contre toute attente, au moment où une vague scélérate va les couler bas, le ressac les pousse sur une grève. Ils sont sauvés. Mais derrière la plage vide, une jungle inextricable les empêche d’explorer l’endroit. « Allah nous tire d’un péril pour nous plonger dans un autre, gémissent-ils. Nous allons mourir de faim sur cette île déserte ! » A cet instant, une bête apeurée sort de la jungle : c’est un éléphanteau. Il est vite capturé, égorgé, cuit et mangé. Tous se félicitent d’avoir échappé à la faim.
Tous sauf un, qui avait promis de ne pas manger d’éléphant.
Tandis que ronflent ses compagnons, repus et satisfaits, il se retourne sur le sable froid. Un barrissement formidable, un vacarme de branches brisées, la mère éléphant déboule des profondeurs de la jungle. Prompte, elle renifle la carcasse de son fils qui rissole encore sur la braise, puis vient humer chacun des matelots, avant de leur écraser la tête.
Arrive le tour de l’abstinent, qui ne sent rien, car il a refusé la viande d’éléphant. D’une trompe délicate, la bête se saisit de lui et le pose sur son dos.
Puis elle se lance à travers la jungle. Bientôt ils atteignent des champs cultivés, et l’éléphante dépose l’homme auprès des siens.
Notre prison est un royaume aux richesses ignorées :
l’instant, l’éclat, l’éternité…
Le fou se croit sage, le sage se sait fou.