Chez les Grands Brillants

 

Un peu de patience, Amyann et Aorn seront bientôt au Centre Terre. Les péripéties du voyage sont pourtant inévitables : le volume intérieur de la Terre est considérablement plus vaste que sa surface. Et puis on ne traverse pas la planète comme on prend le TGV.

D’où le recours au bus perforant. Il fonctionne comme un tunnelier, mais ne creuse pas la roche. Il la dématérialise devant lui, elle reprend sa consistance initiale après son passage. Mais le Nain-bus fait partie du passé. Aorn et son ami viennent d’en être arrachés par les grandes mains d’un Brillant. Les voilà dans une grotte sous-marine, prisonniers des Géants du GOD, autrement dit le Grand Océan Doux. Cette mer intérieure ressemble à celles de la surface, sauf que l’eau est douce. Des poissons y nagent en compagnie de tortues géantes et autres reptiles marins. À présent, laissons le jeune Aorn continuer son récit. xs.

Les Brillants sont très grands et très minces. Ils ne rient jamais. Leur chef nous a enfermés chacun dans une cage vitrée où il fait plutôt chaud. Je suis tout nu dans cette espèce de bulle, et je suppose qu’Amyann l’est aussi, car d’où je suis je ne peux pas voir sa cage. Je vois seulement le défilé de Brillants qui passe devant. Ils me regardent, et puis ils vont plus loin, sans doute pour regarder mon pauvre Amyann qui me manque à chaque instant. 

Nous sommes ici depuis deux ou trois jours, à peu près. Difficile de se rendre compte du temps qui passe quand on est enfermé dans un bocal bien chaud sous une lumière douce qui jamais ne s’éteint. De temps en temps, assez souvent me semble-t-il, je reçois des légumes et des fruits que je n’ai jamais vu. C’est là toute la nourriture. Elle est servie dans des poches transparentes et toutes molles.Quand on la met dans la bouche, la poche se vide aussitôt et on doit tout avaler. C’est très bon mais plutôt bourratif. 

Ces gens-là ne sont pas comme nous. Ils ont de tout petits yeux perçants protégés par deux paires de paupières. Celle du dessous est transparente, je suppose qu’elle protège les yeux sous l’eau. Ces Brillants aiment la transparence. Moi pas. Je préférerais avoir quelque chose sur le dos. Je préférerais que ma cage soit opaque. Et je préférerais que ces crétins de Brillants cessent de me regarder tout le temps. Leur défilé de voyeurs ne s’interrompt jamais. 

Il y a un lit dans la bulle. Parfois, le sommeil me prend, et je fais une sieste. Pas très longue, quoique je n’en sache rien. À mon réveil, d’autres faces brillantes dardent sur moi leurs petits yeux noirs.  Il y a aussi un trou par terre pour faire ses besoins. Enfin je suppose. Je m’en suis servi pour ça et personne n’a protesté. Pourtant ils étaient nombreux à me regarder faire. D’abord ça m’a bien coupé mes effets.

Le sommeil me fuit ces temps-ci. J’ai trop dormi après la morsure du feu roulant. Manger est la seule distraction. Je reçois sans arrêt ces drôles de poches pleines de légumes qui ressemblent à des algues. Je n’ai pas faim, mais je mange quand même. C’est trop bon. Je n’ai goût à rien d’autre. Mais je grossis à vue d’œil. C’est parce que je ne bouge pas. Ah ! Si je pouvais au moins apercevoir mon cher Amyann ! Comme je dois lui manquer aussi ! 

Tout à l’heure j’ai vu passer un autre enfant. Habillé, celui-ci. Ou celle-ci ? La silhouette que j’ai vue portait une robe. Elle est passée comme une ombre, derrière le défilé incessant des spectateurs. Foutus Brillants ! Ils me donnent la nausée. Ou bien c’est leur bouffe ? Il faut que j’arrête de manger tout le temps.

Je repense à la silhouette furtive. Est-ce un enfant comme nous ? Ou un jeune Brillant ? Si jamais elle revient, je lui fais signe.

J’ai dormi. En me réveillant, j’ai compris que je m’étais endormi sans m’en rendre compte, la joue collée sur la vitre de ma bulle. Les Brillants ne sont plus là. La lumière n’est plus la même. L’orientation de ma bulle a changé.

En basculant mon corps de droite à gauche et d’avant en arrière, j’arrive à faire bouger ma bulle. Vu comment j’ai dormi, le poids de mon corps a dû la faire tourner de quelques centimètres. Maintenant j’aperçois un bout de la bulle d’Amyann.

Allez ! Plus de Brillants, profitons-en, c’est inespéré. Je vais gigoter pour avancer vers Amyann. Hé ?! Qu’est-ce qu’il se passe ? La bulle est revenue à sa place ! Je ne vois plus celle d’Amyann. Ah, voilà quelqu’un qui n’a pas l’air Brillant…

Ce type est un humain, c’est sûr. Il pose sa main sur ma bulle qui s’ouvre sous la pression.
Sortez, dit-il.
– Hein ? Qu’est-ce qu’il y a ? 
– Tu es tout seul là-dedans ? Sors de là, petit gars. On s’en va.

Je sors aussi vite que je peux. La grotte toujours pleine de Brillants est vide, complètement vide. Même la bulle d’Amyann n’y est plus. Le type me sourit de ses grands yeux verts. Il me tend une sorte du tunique sans manche que j’enfile avec plaisir.

– Il y avait une fille avec toi. Où est-elle ?
– Je n’en sais rien. Je l’ai vue passer tout à l’heure derrière les Brillants. Est-ce d’elle que vous parlez ?

Le type me prend dans ses bras et me dépose doucement dans le Nain-bus qui nous attend sagement.
Filons d’ici, dit-il. 
Et Amyann ? On ne peut pas laisser mon meilleur ami chez les Brillants ! Laissez-moi descendre ! Il faut le retrouver !

Je ne sais pas de quoi tu parles, me dit Yeux-Verts. Mais je sais qu’on doit décarrer vite fait. Leur fête à la con ne va pas durer éternellement. On a intérêt à mettre un max de distance entre les Brillants et nous.

Et nous voilà filant dans l’océan bleu des mondes possibles. Le Nain-bus nage comme un poisson jaune. Yeux-Verts, plié en deux sous le toit du petit bus, actionne les pédales et les leviers pour aller plus vite. Je sens qu’il s’énerve. Moi je regarde les poissons en pensant à mon Amyann qui est resté là-bas.

– Foutu bus de foutus nains, fulmine Yeux-Verts. Rien à faire pour qu’il accélère !
– On va déjà très vite, je trouve.

Pas assez !  Si ces salopards nous rattrapent, ils vont nous bouffer tout crus.
– QUOI ?! Mais alors Amyann est en danger !! Je veux y retourner tout de suite !
– On ne retourne nulle part, dit Yeux-Verts qui accélère encore.

Il voit bien comme j’angoisse pour mon ami. Gentiment, il me tapote la tête.
T’en fais pas pour elle. Ces mangeurs d’hommes ne mangent que les gars. Jamais les filles.

Les grandes choses exigent que l’on se taise ou que l’on en parle avec grandeur.
Friedrich Nietzsche