La rencontre avec le gardien du seuil est un moment particulier sur le chemin du guerrier. À partir de ce point, la route devient non pas plus facile, mais plus directe. On a mis le pied dans l’autre monde, reste à transformer l’essai.

On a vu le point de vue de l’ésotérisme avec Rudolf Steiner, voyons celui des sorciers amérindiens. Carlos Castaneda nous livre ici son expérience avec, comme d’habitude, une bonne dose d’auto-dérision. Rire de soi-même est un puissant antidote…

Nous avions passé la matinée en silence sous la ramada. Sur le coup trois heures, j’avais une petite faim, plusieurs fois j’ai suggéré qu’on mange un morceau, mais Don Juan refusa. Il me tendit sa pipe bourrée de son mélange à fumer. J’étais sur mes gardes.

« Bientôt va venir le gardien de l’autre monde. Tu n’as rien d’autre à faire que l’observer. Enregistre bien comment il bouge, et tout ce qu’il va faire. Ta vie peut dépendre de l’exactitude avec laquelle tu l’observeras.

– Qui est ce gardien? » demandai-je. Don Juan se taisait… Mais je m’entêtais, je sentais la peur gagner mon ventre. Il me fixa un court instant, puis son regard se perdit au loin. Je bondis sur mes pieds.

« Don Juan, j’ai peur, j’ai vraiment peur.

– Non. Ce n’est pas de la peur. » Il m’ordonna de m’asseoir et de me détendre. Pendant quelques minutes il y eut un silence complet.
« Tu veux garder ta clarté, pas vrai ? dit-il soudain.
– Absolument, Don Juan. C’est tout à fait ça. »

Il se mit à rire avec un plaisir évident.
« La clarté, le second ennemi de l’homme de connaissance vient d’apparaître au-dessus de toi…

– Tu n’as pas peur, dit-il d’un ton rassurant, tu es juste stupéfait à l’idée de perdre ta clarté, et comme tu fais le crétin, tu prends ça pour de la peur. » J’étais étendu sur la natte. Don Juan ôta la pipe de mes mains. Mon corps était devenu insensible.

« Qu’est-ce qui va se passer? » articulai-je. J’avais du mal à former mes mots. Don Juan éclata de rire. Il m’annonça que je devais attendre, les yeux grands ouverts, les sens en alerte, et tôt ou tard j’allais voir le gardien. Il se pencha vers moi et dans un souffle il m’ordonna de ne pas le regarder, mais de fixer du seul œil gauche un point sur la natte. Je maintins l’œil gauche sur le point en question, mais il ne se passait rien.

Tout à coup j’ai vu un moustique passer dans mon champ de vision. Il s’est posé sur la natte. Je ne le quittais pas de l’œil. Puis il s’est approché de moi, si près que ma vision s’est floutée. Soudain j’ai senti que je m’étais levé d’un bond.

J’étais certain d’observer la scène debout, à la hauteur habituelle de mes yeux, et ce que j’ai vu me secoua d’un tremblement irrépressible. J’était mort de trouille, et pire; comment décrire autrement ma panique à cet instant ?  Juste devant moi, tout près, il y avait un monstre gigantesque. Une horreur terrifiante, démesurée, une calamité jamais vue, pas même dans les pires bouquins de SF série Z. Je regardais l’animal, hébété de stupeur et cloué d’effroi.

Sa taille énorme était le pire à supporter, il faisait dans les trente mètres à vue de nez. Il avait l’air de se tenir debout, quoique ça semblât impossible qu’un pareil monstre pût tenir debout. Là j’ai vu qu’il avait deux ailes, des ailes courtes et larges. Je vis alors de plus en plus de détails. Son corps était semé de touffes de poils noirs, et il secouait son long museau baveux. Il avait des yeux globuleux, exorbités – deux énormes boules blanchâtres.

Battant des ailes, il prit de la vitesse et se mit à tourner autour de moi. Il glissait avec une vitesse et une agilité surprenantes à seulement quelques centimètres du sol. Le monstre avait l’air disgracieux, pourtant sa vitesse et son aisance gardaient un caractère admirable. Par deux fois il fit un cercle autour de moi, faisant vibrer ses ailes et projetant de longs jets de bave dans toutes les directions. Puis il s’éloigna à une vitesse incroyable pour disparaître au loin.

Une sensation de lourdeur intense m’envahit,  je ne pouvais ni penser ni bouger, j’étais englué à cet endroit. Soudain j’aperçus comme un nuage lointain et un instant plus tard, la bête gigantesque tournait autour de moi à très grande vitesse.Ses ailes passèrent de plus en plus près de mes yeux, soudain l’une d’elles me frappa violemment, et je m’effondrais en poussant un cri de douleur et de désespoir. (source)Carlos Castaneda, « Voir »

Quand Castaneda revient à lui, il est allongé au fond d’un ruisseau peu profond, tandis que Don Juan l’asperge soigneusement d’eau pour reconstituer son enveloppe corporelle malmenée par le voyage astral. Ensuite il dormira douze heures. Au réveil, le mental a repris le dessus : « Que m’est-il arrivé ? »
Don Juan rigole doucement.
« Tu es allé chercher le gardien et bien sûr tu l’as trouvé.
– Mais Don Juan, de quoi s’agissait-il ?
– Du gardien, du portier, de la sentinelle de l’autre monde » répondit-il d’un ton parfaitement neutre.
Naturellement Castaneda s’emporte, il veut décrire à Don Juan l’horrible monstre qui l’a si cruellement blessé et fait le reproche à son benefactor de l’avoir jeté dans les griffes d’une telle horreur. Ce qui redouble le rire de Juan Matus. 
 » Le gardien de l’autre monde n’est qu’un cousin, dit-il calmement. 
– QUOI ?!
– Le gardien de l’autre monde est un cousin, ce que tu as rencontré hier était un cousin, et ce petit cousin te repoussera jusqu’à ce que tu le domines »
(source)Carlos Castaneda, « Voir »

C’est la vérité qui libère, et non les efforts qu’on fait pour être libre.

Jiddu Krishnamurti

Ma rencontre avec le gardien fut assez semblable à la sienne. Ce ne fut pas un cousin, mon benefactor était plus théatral, il aimait flanquer la trouille à ses apprentis. J’ai rencontré l’homme gris de Brocéliande. Un jour, je vous conterai cet épisode étrangissime qui vous divertira sans doute et vous instruira, je l’espère…

Xavier Séguin

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