Srinagar, 1975
Les jours à Srinagar s’écoulent avec lenteur et majesté. Au tranquille abri d’un écrin de montagnes, le temps tourne en rond. Ici rien n’a changé depuis l’aube du monde. Les quelques centaines de hippies des seventies ressemblent aux quelques centaines d’officiers britanniques de la colonisation. Les colons changent, mais ce sont toujours les mêmes house-boats qui les accueillent.
Plusieurs longues semaines se sont passées depuis notre arrivée à Bombay. Les incidents du deuxième jour, la panique de se retrouver sans un sou, le voyage épique qui nous amenés au Cachemire, toute cette frénésie est loin déjà. Nous avons gentiment pris le rythme des tropiques. Ici on laisse le temps au temps. Micha s’impatiente un peu, parce que l’ami Gilles ne fait pas mine de vouloir bouger. Il est à la colle avec son gourou le prince Miguel. Tout à sa dévotion, dès qu’il s’agit de satisfaire le moindre caprice du Maître, Gilles fait preuve d’un empressement que je ne lui connaissais pas.
Moi j’ai trouvé un autre maître, plus intérieur. Le sadhu qui fait office d’aumônier shivaïte pour notre communauté, Bom Shankar, m’a plutôt à la bonne. Je passe des heures à fumer son charas, noir, moëlleux et parfumé, tandis qu’il me distrait avec ses grimaces et son accent inimitable. Meilleur encore que Peter Sellers déguisé en Indien dans The Party. Vous savez, Birdy Nam Nam. Bom Shankar me fait trop marrer. Mais pas seulement. Mine de rien, il me raconte sa religion naïve et belle, Papa Shiva, Bom Lena, Bom.
À l’époque, j’ai toujours cru qu’il déconnait. C’est vrai qu’il en fait des caisses, le cher vieux singe. Trop de mimiques, trop de galipettes, et ses fameuses grimaces qui ont tout du morphing avant l’heure. Au final tout ça n’est que du camouflage. Je l’ai dit, dès que son auditoire est stone, ou plutôt high, il commence son enseignement. Les pitreries servent de respiration, elles détournent l’attention de l’essentiel. On se croit au cirque au lieu de se sentir à l’école.
N’oublions pas que mai 68 était tout proche, encore très présent dans les têtes et les cœurs. L’allergie aux mensonges scolaires et universitaires possédait tous les jeunes. Les hippies d’Inde avaient quitté l’Europe pour échapper à la mainmise du pouvoir gris et froid qui avait suivi l’éviction du vieux général. Il était parti de son plein gré, mais on l’avait bien poussé dehors quand même… Bref, on n’est pas là pour reprendre les cours qu’on avait séchés. Et ça, Bom Shankar est assez malin pour s’en rendre compte. Aussi multiplie-t-il les grimaces et les contorsions comiques.
Ce qui ne l’empêche pas de nous enseigner, bien au contraire. Il appartient, comme je l’ai dit, à la tradition shivaïte. Et n’a que Papa Shiva dans son cœur. Moi ça me va, je l’écoute bouche bée. Surtout quand nous sommes en tête à tête. Un beau jour, il attaque sur le paradis de Shiva, auquel il croit dur comme fer. Le voici bien sérieux tout à coup. Son paradis n’est pas loin d’ici, dans la montagne, me dit-il. On ne peut y aller qu’en plein été. Le reste de l’année, les neiges en barre l’accès.
La grotte s’appelle Amarnath, elle abrite un lingam, autrement dit un phallus de glace, symbole du grand Shiva maître du monde et créateur de tout ce qui est. C’est à Amarnath que Papa Shiva a créé le monde, me dit-il sans rire. Je n’ai pas envie de rire non plus, tant sa conviction est contagieuse. De nombreux fidèles s’y rendent à pied, il n’y a pas de route, juste des sentiers de chèvres. Il s’agit d’une grotte perdue en haute montagne, très haut, genre le sommet du Mont Blanc. Voilà un programme qui me branche à fond.
– Est-ce que quelqu’un pourrait me montrer le chemin ? Je veux dire, faut-il un guide de haute montagne, des équipements spéciaux ?
Le vieux moine glousse un doux rire perlé. Après force clins d’yeux, il répond :
– Ton ami Gilles connaît bien, il s’y est encore rendu l’été dernier. Il sera heureux d’y retourner.
– Dites m’en davantage sur ce paradis, s’il vous plaît, Baba.
Bom Shankar ne demande pas mieux. Il se lance dans un fabuleux récit, plein de détails hallucinants. J’ai conté dans un autre article ce dont je me souviens le mieux. Le lecteur s’y reportera pour m’éviter trop de redites. Sans transition, le sadhu me conte sa vie. Je suis toute ouïe.
– Me be jungle baba. Me be jungle connexion. (trado)Moi être papa la jungle. Moi être branché la jungle.
Dans son sabir inimitable, il se lance dans un récit qui déchire. Pour la commodité de lecture, je vais traduire en bon français.
« Iksaviour !
C’est ainsi qu’il prononce mon prénom. Xsauveur, en français. J’ai l’impression d’être un vrai sauveur. Qui s’appelle X.
« Ecoute-moi bien de toute tes oreilles. Cette histoire date de l’époque où je vivais loin du monde, perdu dans la jungle. Les sadhus shivaïtes doivent vivre cette étape avant d’avoir la charge d’un lieu sacré, ce que j’ambitionnais plus que tout depuis mon plus jeune âge. En ce temps-là, il y avait encore de des tigres et d’autres fauves qui avaient échappé aux chasses britanniques. Ces bêtes féroces ne me rendaient pas la vie facile, mais de toute façon, même sans les fauves, vivre seul en pleine jungle n’est pas une sinécure, même pour un homme robuste, plein de ressources, dans la force de la jeunesse, et sous la protection de Papa Shiva.
« J’avais trouvé refuge dans les ruines d’un grand temple antique envahi par la végétation. Des lianes et d’autres plantes avaient délabré les murs et les sculptures. Un coin de ce temple était à peu près habitable, malheureusement inondé. Un gué de grosses pierres en permettait l’accès. Un jour que je reviens d’une cueillette de fruits et de légumes sauvages, je saute de pierre en pierre au beau milieu du gué, quand mon sang se glace. En face de moi, à quelques mètres, arrive un serpent interminable.
« Son corps a le diamètre du mien, mais sa longueur, Om Baba Shiva, sa longueur ! Interminable. Il n’en finit pas. L’énorme mangeur d’homme ne me quitte pas des yeux. Il avance doucement vers moi, ondulant ses anneaux de pierre en pierre, et moi je suis cloué sur la mienne, imbécile, hypnotisé. D’une certaine manière, je sais que ma dernière heure est venue et, par Shiva, je l’accepte. Le serpent s’arrête juste devant moi. Nez à nez. Ses grands yeux jaunes plongent dans les miens. Sa langue bifide prend la mesure de ma face.
« D’un instant à l’autre, il va ouvrir sa gueule démesurée. Il va m’engloutir comme une mangue bien mûre. Il va recracher mes os comme on recrache le noyau. D’un instant à l’autre, l’acide virulent de ses sucs gastriques me réduira en bouillie. Défilent dans ma tête les souvenirs de toute une vie, des visages, des mots, des phrases éparses me reviennent que je croyais l’instant d’avant n’avoir jamais entendu. Pourtant, les visages oubliés me fixent, ironiques et moqueurs. Pourtant les mots et les phrase résonnent dans mon crâne vide comme des cailloux dans une calebasse. Et ensuite… »
Le sadhu s’interrompt pour nettoyer son shilom. Il le tape doucement, il fait tomber les résidus dans le feu du brasero où chauffe le thé. De ses doigts nus, il saisit prestement une braise pour la glisser dans le foyer du shilom. Grésillement, fumerolles, il souffle un coup sec, la braise est éjectée. Le shilom est nickel. Bom Shankar les pose sur une pierre plate pour qu’il refroidisse. Je le laisse faire son cirque, je sais qu’il y tient, tout est rituel entre ses mains. Je meurs d’impatience, mais je m’évertue de ne rien montrer. La magie de l’instant est clé d’éternité.
Dans une minute, dans un quart d’heure, il aura fini ses simagrées, il me demandera d’un air innocent : – De quoi parlions-nous ?
Et je lui répondrai de même : – De votre rencontre sur le gué avec le grand serpent.
Alors, comme si de rien n’était, il reprendra le fil de son récit interrompu, comme par hasard, au moment le plus palpitant. Eh bien non. Ce n’est pas du tout ce qui se passe cette fois-ci. Bommm Lena Bom Shankar bourre conscieusement son shilom, l’allume, tire une bouffée de feu de cheminée, me fixe longuement, sans mot dire. Ses yeux si rieurs se font durs. Dans un nuage de fumée jaune il m’annonce, péremptoire :
– Tu ne connais pas la véritable histoire de ton Dieu, Iksaviour. Demain nous irons à Roza Bal voir son tombeau, sur le trône de Salomon. Là, tu entendras une belle histoire vraie. »