Le figuier des anges

 

Le lendemain, comme convenu, le sadhumoine hindouiste Bom Shankar grimpe sur les hauteurs de Srinagar d’un pas leste. Sur ses talons, je suis déjà essoufflé, mais je m’efforce de n’en rien montrer. Après une petite demie heure, nous sommes au sommet d’une colline qui domine la ville et le lac Dal. Je reprends discrètement mon souffle. Bom Shankar, rigolard, me mate avec force clins d’œil.

Sur la colline pousse un arbre, un figuier. Ses fruits ont l’air mûrs à point. Je ne peux m’empêcher d’un goûter. Un doute m’arrête. La vergogne retient ma main. Le rire de Bom Shankar éclate plus fort que jamais.

– Sers-toi, mon garçon. Tu peux en manger autant que tu veux. Nous ne sommes pas au paradis, ces figues ne sont pas le fruit défendu des Hébreux, mais le fruit de la connaissance. Sous ce figuier, il y a bien longtemps, un homme est devenu dieu. Il s’appelait Çakya Muni, du clan des Kabir. Pour nous qui parlons l’urduprincipale langue du Pakistan et l’hindi,principale langue de l’Inde son nom est amusant. Un joli clin d’œil, et tu sais que je m’y connais, ajoute Bom Shankar en clignant les deux yeux alternativement à toute vitesse. Personne ne peut faire une chose pareille. Ce type est un alien !

– Ce sont des aliens qui nous ont faits, dit-il en retrouvant son sérieux avec le fil de son récit. Et un beau jour, nous deviendrons des aliens nous aussi. C’est à dire des anges. Ou des bouddhas. Comme le Bouddha Çakya Muni, du clan des Kabir. Muni veut dire petit, et kabir signifie grand. Le petit grand Çakya a connu l’éveil ici même, il y a 2475 ans. Il est devenu Bouddha. Il s’est libéré du cycle interminable des réincarnations. À sa mort, il a quitté ce plan à jamais. Son avatar s’est effacé du Jeu. Mange ces figues, elles t’aideront à grandir.

Où est-il allé ? Vous dites qu’il s’est libéré. Où est-il à présent ?

– La notion de présent est incompatible avec l’autre monde. Dans ce monde astral, il n’y a pas de temps. Pas de passé, pas de futur. Il n’y a pas d’espace non plus. Pour te répondre, les Bouddhas sont partout

– Autour de nous ?

Oui. Tout autour de nous. Et parfois à l’intérieur de nous aussi. Tu sais que je ne suis pas bouddhiste, même si je vois l’astral comme les Bouddhas. Toi aussi, tu connais ce plan. Tu le vois comme je le vois. Tu préfères y vivre que de resté cloué au sol dans ton corps de pierre. Mange encore, régale-toi, Bouddha se régale à l’intérieur de toi. Un jour, tu seras comme lui. Régale-toi. Jubile.

Il fait une telle grimace que je ne peux retenir un éclat de rire. Une voix sonne dans ma tête : « Petit bonhomme, j’aime entendre ce rire. » C’est la voix de Gérard Philipe. Et c’est une phrase du Petit Prince
Bom Shankar me sourit de toutes ses dents  et lance :
Petit bonhomme, j’aime entendre ce rire.
Stupeur ! Il a parlé un français impeccable sans le moindre accent ! En imitant les inflexions et les intonations de la voix de Gérard Philipe !! Ce type est vraiment incroyable !

 

 

– Seul l’incroyable est digne de foi, Xavier, dit-il calmement. Il a laissé tomber son sabir invraisemblable, il parle français sans effort, sans accent. Ses yeux sont emplis de lumière, une lueur sort de sa peau. Sa tête m’apparaît entourée d’un halo lumineux. L’aura ! Je vois son aura ! Je saute de joie en constatant que l’aura est l’auréole des saints chrétiens.

Çakya Muni s’en est allé parmi les anges. Si tu veux le voir, il y est encore. C’est une des plus grandes villes du monde. Une vaste usine à rêves.
– Sur cette planète ?
– Non. Nous nous trouvons en ce moment sur une autre planète, par la grâce de Papa Shiva, dit-il en préparant son shilom. Il le sort de sa kurtachemise indienne brodée, en soie ou en voile de coton soigneusement enroulé dans un carré de soie. Il pose le carré de tissu bien à plat sur le sol dallé.  Délicatement, il saisit le shilom taillé dans une pierre grenat aux reflets d’or.

Je n’avais jamais vu pareille merveille. D’ordinaire il se sert d’un banal shilom en terre cuite.  Il prépare le mélange de charras et de tabac dans le creux de sa main. Le charas est souple et odorant. Il est collant juste ce qu’il faut pour agglomérer le tabac. Quand il a formé une boule homogène, il la glisse dans le fourneau, doucement, sans tasser. Avec un geste cérémonieux, il me tend la précieuse pipe.

Nous nous trouvons dans un univers virtuel mis au point pour nous amener à découvrir les clés. La Connaissance a besoin de clés pour ouvrir ses portes. La Connaissance est la clé de l’éveil.

Je le savais ! Depuis toujours, j’en étais sûr !

Si l’on parvient à décrypter les signes – tout est signe – on aura la clé n° 1. Toutes les clés nous sont accessibles, quel que soit l’endroit où nous vivons. Elles sont toutes à notre portée. Clé, portée, tu vois que je te parle de musique. Tu connais la musique, bien entendu.

Voilà qu’il fait des jeux de mots en français maintenant !

Cependant, comme dans tout jeu bien conçu – Shiv soit loué, celui-ci l’est parfaitement ! – il existe un point précis où tout s’éclaire pour l’homme de connaissance. Un point où les mystères les plus insondables baissent le masque et se dévoilent dans leur sublime nudité. Ce point est triple. Il se trouve dans une ville, capitale du monde magique. La grande fabrique de rêves. Capitale ignorée, mais ville bien réelle. Avant d’être une ville, elle était le séjour des anges quand ils descendaient sur terre. C’est pourquoi elle leur doit son nom.

Qu’est-ce qu’il raconte ? Aucune ville ne s’appelle ainsi ! Oh mais oui !! J’y suis ! Devant Nice, se trouve la Baie des Anges ! La ville est Nice. Autrefois Nicaea, son nom romain, dérivé du nom grec Nikaïa. Et encore avant, Nice fut peut-être le séjour des anges ?

Tu n’y es pas du tout. Je veux parler de Los Angeles.

 

 

C’est comme si j’avais reçu la foudre. Los Angeles ! Mais bien sûr ! L’usine des rêves !! Hollywood cache la première clé. Et une deuxième, je l’ai compris des années plus tard, se trouve dans la Silicon Valley. L’autre usine à rêves. Ou à cauchemars ? Il FAUT que j’y aille. Ça me prend comme une envie de pisser.

Xsauveur, s’il te plaît, pas contre cet arbre. Nous sommes sur le parvis d’une temple, et quel temple, ajoute le sadhu. Va pisser un peu plus loin.

Tandis que je pisse dans un buisson, je réalise que depuis tout ce temps nous sommes assis sur un dallage qui est celui d’un temple entouré d’un grillage. Il était là, juste derrière moi. Je suis aveugle et sourd. Je ne vois rien, je ne comprends rien. 

Quel est ce temple, Bom Shankar ?

C’est Roza Bal, la tombe du prophète. Un tombeau double. Y repose un homme que tout l’Occident révère. À ses côtés repose un homme dont toute l’Asie raffole.

Bon, c’est une petite bâtisse qui ne paye pas de mine, grillagée comme un poulailler. Plutôt moche. J’aurais pu passer vingt fois devant sans remarquer, si ce n’était les pancartes sur le grillage. En 1975, il y avait un figuier qui n’est plus là de nos jours. Le figuier de l’éveil ? Allez savoir avec ce lascar de Bom Shankar.

Je m’approche pour lire le texte anglais. Dès la première ligne, l’incrédulité me saisit. Je me retourne pour héler le sadhu. Et j’ai le deuxième choc de la journée. Bom Shankar a disparu. Le figuier aussi. A leur place, des rues, des maisons, des voitures garées, des marchands ambulants. Pas possible !? Je suis dans un monde parallèle, c’est ça ? Un klaxon me rappelle que je suis au milieu de la rue. Le chauffeur fait vrombir le moteur de son camion TataCélèbre marque indienne. et repart en agitant un bras par la portière. Ce gars-là n’est pas zen. Et moi non plus, du coup. Où est passé mon sadhu ?

 

 

Il n’y a que les sots et les huîtres qui adhèrent.
Paul Valéry