La fête du lac

Srinagar, 1975

Les jours qui suivent notre arrivée à Srinagar sont marqués par une intense activité : une grande fête se prépare. Micha et moi pouvons croire que c’est en notre honneur, mais non, la chose est fréquente et les occasions ne manquent pas. Les clins d’œil que nous adresse le sadhu  facétieux sont autant d’encouragements au délire. 

Bienvenue en Inde, semble-t-il nous dire. Bienvenue tout particulièrement dans ce petit paradis où notre ami Gilles nous reçoit : son house-boat sur le lac Dal. Ce bateau-maison est une sorte de palais flottant datant de l’occupation britannique. Il est loué par Miguel, le mentor de Gilles et le grand seigneur de Srinagar, toujours entouré d’une foultitude de hippies vêtus de luxueux haillons. 

Le climat de mousson rend les mois d’été non seulement très humides, mais aussi d’une touffeur insupportable pour les troupes britanniques de la colonisation. Tandis que les pioupious de base souffraient le martyre et que leur visage virait au rouge brique, l’état major se retirait habilement dans des contrées que les premiers contreforts de l’Himalaya protégeaient des pluies torrentielles tout en diffusant une délicieuse fraîcheur, apanage des montagnes. Les officiers se rendaient donc qui à Darjeeling, connu pour son thé raffiné, qui à Srinagar, dans la Vallée Heureuse, connue pour ses nombreux lacs. 

Serti dans leur écrin de hautes montagnes à 1600 m d’altitude, s’étendent les 22 km2 du majestueux lac Dal, avec ses îles et sa multitude d’îlots artificiels cultivables qui en font un merveilleux spectacle. Mais le paysage n’est pas grand chose à côté du show délirant que nous concoctait Miguel, prince du Dal. Depuis plusieurs jours, une foule de petites mains s’affairent chez Miguel comme ailleurs, dans d’autres house-boats, et sur une des îles, la grande, pas celle du petit temple. 

Enfin c’est le grand jour. A peine levés, nous rangeons précipitamment notre coin nuit, les duvets disparaissent dans les placards qui font le tour du house boat. Deux chapatis, un mug de thé bouillant, une toilette rapide dans l’eau du lac, et nous voilà prêts. Déjà des visiteurs arrivent en barques et en shikaras pour l’hommage matinal au prince du lac, Miguel, maître des cérémonies. On dirait les émissaires de la reine de Saba rendant visite au roi Salomon. Digne, souriant mais un brin distant, Miguel les reçoit les uns après les autres. 

 

 

Je pourrais me croire dans Le parrain de Francis Ford Coppola. Le personnage incarné par Marlon Brando, c’est Miguel. J’y retrouve la même componction aimable, dissimulant à peine la toute-puissance impériale du maffioso. Le clan de Miguel compte des dizaines de hippies vêtus en princes mendiants, ahurissants et virevoltants Clochards célestes. Micha les observe avec un demi sourire que je connais bien. Elle est à moitié intimidée, à moitié choquée. Mais pas tout à fait consciente. Comme si elle vivait la scène en rêve. 

Sur le coup de midi, le défilé s’arrête, et tout ce beau monde regagne les embarcations hétéroclites pour une traversée apéritive. J’ai les crocs. La grande île a été décorée de lotus et de banderolles peintes à la main. Des décorations florales directement issues des pujas forment un chemin jusqu’à la tente himalayenne qui set de salle de banquet. Il fait déjà très chaud. Sous la tente circule un petit courant d’air qui tient lieu de climatisation. Joueurs de sithar et de tampura. Des hippies s’essaient aux tablas. Je les imite. On sympathise, peu de Français, beaucoup d’Espagnols, nationalité de Miguel qui doit avoir des bureaux de recrutement dans la péninsule ibérique.

L’an passé, me dit Gilles, les hippies espagnols débarquaient par charters entiers. La plupart sont pétés de thunes. A en juger par la magnificence de leurs fringues, je veux bien le croire. Les filles sont belles, magiques ; les garçons ont l’air de filles. Très peu de barbus, la mode est à l’imberbe. On ne danse pas, ou alors des impros individuelles façon raga. L’Inde vu par des babas-cool d’Europe… Mais on fait de la musique. Surprise : je vois mon premier didgeridoo, que je prends pour un instrument indien. Son possesseur me détrompe. Il revient de l’outback australien où il a passé deux ans chez les abos. 

 

 

Des brocards de soie posés sur la terre battue tiennent lieu de buffet. Je repère une salade de fruits qui me fait de l’œil avec insistance. Je vais pour me servir, quand Gilles me glisse à l’oreille : L’autre saladier est bourré d’acide. Passe le mot à Micha.

Et nous voilà tous deux entamant notre premier trip indien à l’acide lysergique, LSD pour les intimes. Le premier pour l’Inde, hein. En France nous avons déjà usé et abusé. Dans les années 70 le LSD était pur, sans adjuvant ni amphétamines. Il donnait des voyages cosmiques de première qualité.

Je repense à Baudelaire et à ses paradis artificiels, qui fut le livre de chevet de toute notre génération. Deux heures plus tard, la fête a pris une tournure que je renonce à décrire tant que je suis à jeun. Ce qui est mon sort depuis des années. Ça couine, ça se tortille, ça déambule, ça plane sévère à très haute altitude. Les beaux vêtements commencent à voler en l’air.

Affalés sous les arbustes, plusieurs couples tout nus se peignent le corps avec des pigments naturels faits à la maison, ou plus exactement dans un bateau-maison. Un grand type en érection promène sa trique au milieu de groupes qui se marrent ou qui s’en foutent. Il a une tête de représentant de commerce. On s’attend à ce qu’il ouvre une valise pour nous fourguer des aphrodisiaques. Pas besoin. Le LSD suffit, semble-t-il.

Un seul saladier contenait de l’acide, et pas mal de frustrés regrettent de ne pas avoir choisi le bon. Pas grave, ici toutes les défonces circulent librement, les occasions ne manquent pas. Ils se consoleront bien vite. Mes souvenirs associent la descente avec une montée. La fête se poursuit sur les chemins pentus de l’Himalaya. Devant nous, tonique et rigolard, Bom Shankar ouvre la marche. On ne l’a pas vu durant la fête, sans doute avait-il mieux à faire.

J’ai les jambes coupées. Je ne suis pas le seul. La troupe se traîne sur la pente pourtant douce, tandis que le sadhu caracole loin devant. Il a trente ans de plus que nous, mais ça ne se dirait pas ! Je pense que cette balade a eu lieu le lendemain, mais je n’en suis pas certain. Tout se mélange, l’acide aidant, et c’est bien à l’image de ce pays-continent. Terre de contrastes et de paradoxes. Pays près du ciel. Porche du paradis. Proche de l’extase…

Pour Micha et moi, l’excursion se termine dans une invraisemblable roulotte de bohémiens, où nous profitons intensément d’un moment d’intimité que le house-boat ne nous a pas donné… 

 

La peur de mourir nous fait vivre quand la peur de vivre nous tue.
Lao Surlam