Bom Shankar

Srinagar, été 1975

Réveil irréel dans les parfums planants. Arôme d’encens, saveur d’épices, fragrance de lotus et surtout, couvrant tout, délicieux fumet de chapatis qui cuisent sur le four de terre. Micha et moi, on est dans la place. L’intérieur du house-boat où vit Gilou est aussi princier que l’extérieur. Une splendeur orientale, façon Contes des mille et une nuit, mais dépouillée, sans chichi.

Je me lève au petit jour et me dirige vers l’avant pour pisser un coup dans le lac Dal. Sur bâbord, on pourrait me voir depuis l’embarcadère, un reste de pudeur occidentale me pousse donc vers tribord. La vue est incroyable. Du côté de la berge, un dédale de petits îlots étalonnent les nuances de verdure. Ce sont des potagers flottants, où les familles lacustres entretiennent avec grand soin des cultures vivrières. Ces îlots sont artificiels. Ils flottent sur le lac, et doivent être fixés avec des perches.

Les Kashmirishabitants du Cachemire commencent par tresser une natte de la taille voulue. Quand la natte flotte, ils y déposent une petite couche de terre. Très fine, pour ne pas faire couler la natte. Et les légumes poussent là-dessus, avec les racines directement dans l’eau. Ça marche si bien qu’au bout de quelques jours on peut marcher sur les îles flottantes. Et ça donne un paysage vraiment unique, un mélange intime de l’eau et de la terre.

D’où je suis, je peux voir une bonne douzaine de personnes, hommes et femmes, en train de faire leurs besoins matinaux dans le lac. Nul ne songe, ni moi ni eux, que tout le monde boit cette flotte. Nous aussi, nous allons la boire pendant des semaines, ce qui nous vaudra de sales amibes à notre retour en France.

Mais la France est loin. Gilles me rejoint avec deux chapatis. Gratitude. Quand on a grand faim, l’ultime bonheur c’est croquer doucement dans un chapati brûlant, ruisselant de ghee, le délicieux beurre clarifié indien. Ce que je fais. Gilles est avare de paroles, et je respecte son silence.

 

 

Notre situation à Micha et moi est plutôt embarrassante : par ma faute, nous n’avons plus un rond. Il nous reste en tout et pour tout nos deux billets de retour, très loin dans le futur, du côté de l’automne. Pendant de longues semaines nous allons devoir dépendre de la générosité de Gilles, qui n’est pas riche, loin de là.

Selon les critères occidentaux, il est même en grande précarité. Et il va devoir nous entretenir. Payer notre bouffe, nos boissons, notre logement et les à-côtés. Certes la vie n’est pas chère dans l’Inde des seventies, n’empêche ! Ça craint du groin.

Bien entendu, dès notre retour en France, nous lui enverrons un mandat international pour le dédommager, et même au-delà. Mais d’ici là, c’est lui qui gère et qui prend les décisions. Je me sens grave merdeux. Donc je respecte son silence. Il le sent, cette gêne l’agace, à Paris on était les meilleurs amis du monde, unis dans les aventures, les coups durs et les impostures.

En plus il adore Micha qui le lui rend bien. Il ne nous laissera pas tomber. Je le sais. Il sait que je le sais. Et puis il y a des trucs trop bizarres. Gilles est différent, la vie et l’Inde l’ont changé, je ne le reconnais plus. Il se fait les yeux au kohol, il danse en se contorsionnant, c’est quoi ? Le nouveau genre ? La distance entre nous deux, palpable, ne vient pas seulement de la gène financière. Et ça, je le comprendrai très vite, même si dans l’immédiat je me cogne contre un mur.

Après le petit-déj, baignade dans le lac en guise de toilette, et rangement de notre coin nuit. On roule les duvets, toutes nos affaires dans un placard, et hop, lavage du plancher à grande eau. La discipline à bord est toute militaire. Vers 10h Miguel, le maître des lieux, vient nous faire un petit bonjour. Il vit à l’avant dans une belle cabine de propriétaire qui a tout du temple hindou.

L’ami Gilles occupe une petite cabine attenante. Dans la grande cabine centrale de 15 mètres de long, nous avons pris nos quartiers Micha et moi, avec l’obligation de tout ranger chaque matin, car cette grande cabine sert de lieu de réunion pour toute la communauté de hippies qui vit sur le lac Dal. Voilà pour les occupants permanents du bateau amiral.

 

 

Ah non, pardon, j’oubliais l’essentiel ! Sur la proue, après la cuisine, une mini cabine couchette abrite la personnalité la plus incroyable du bord, j’ai nommé Bom Shankar. C’est un sadhumoine hindouiste d’obédience shivaïte qui a traversé toutes les étapes de la vie monastique hindoue.

Il parle un sabir truculent, heureux mélange d’anglais pidgin et de toutes les langues qu’il entend autour de lui. « Me be jungle baba, me be shilom duty, good duty, good connexion ! » me dit-il en me tendant un gros shilom qu’il a bourré à mon intention. Un peu tôt pour ce genre de festivité, mais j’ai peur de le vexer, je tire sur le prodigieux shilom.

Ce type est extraordinaire. Chaleureux, drôle, léger et puissant, oh combien. Il s’exprime avec les mains, avec force grimaces et des contorsions de tout son corps aux muscles fuselés, d’une belle couleur dorée. Ce sadhu a les cheveux poivre et sel, je lui donne une quarantaine d’années, j’apprendrais qu’il en a plus de soixante.

Il a vécu longtemps, jusqu’à près de cent ans. C’est assurément le personnage central de cette communauté qui compte plusieurs centaines de babas. Son rôle ? Il est le baba de tous les babas. En hindi, baba veut dire papa. Le mahatma Gandhi était surnommé Bapu, qui veut dire père. Il était le baba des Indiens.

Tous les hippies de moins de trente ans qui surchargeaient l’Inde des années 70 portaient ce magnifique surnom donné par les Indiens eux-mêmes : baba. Si jeunes, aucun de nous n’était père, alors pourquoi nous nommer ainsi ? Je suppose que les Indiens, peuple intériorisé cultivant les pouvoirs psi, avaient tout de suite compris quel serait notre destin : papas d’un nouveau peuple.

Aujourd’hui, après toutes ces années, je vois que nous avons été les papas d’une révolution culturelle née au printemps 1968, pour la France – le mouvement du 22 mars, inauguré à la fac de Nanterre par Daniel Cohn-Bendit qui s’appelait alors Dany le Rouge, non pour sa tendance sanguinaire, mais pour sa couleur politique. Plus tard, il a viré au vert.

De nombreux pays ont été touchés, après la Chine, les USA, la France et d’autres. Cet embryon de révolution s’est développé à son rythme, se frayant un chemin dans les consciences. Son temps a pris du temps. Il lui aura fallu un demi siècle pour éclore au niveau planétaire.

Mais à l’époque, complètement électrisé par l’ambiance et la défonce, on est à mille lieues de ça. Et à trente mille lieues de la France. En fait, j’ai perdu de vue la planète terre, largué quelque part aux confins du cosmos. J’écoute Bom Shankar qui me raconte la naissance du monde.

A mon insu, la salle s’est remplie. Il y a bien une douzaine de garçons et filles assis en tailleur autour du brasero. Bom Shankar prépare des shiloms. Ou plutôt, il nettoie son shilom magique pour chaque nouveau participant.

D’abord, il le pose sur une braise pour brûler tous les restes de mélange. Doucement, dans le creux de sa paume, il prépare le mix d’herbes, de tabac et de charas. Soigneusement, il tape le shilom pour en faire tomber les cendres. Amoureusement, il bourre le shilom et le tend au nouveau convive. Chacun a son carré de coton dont il entoure le bec du shilom pour servir de filtre.

 

 

Et Bom Shankar allume le shilom de chacun, tour à tour, avec les mêmes invocations : Bom Shankar ! Bom Shiwa, Bom Lena, Bom ! Amarnath !! Shiwa Baba ! Boooooooooom ! Et ça dure tant que le shilom n’est pas fumé, et ça fait grimper toute l’assistance qui ondule en rythme.

Quand tout le monde a fumé son shilom, jugeant que l’assistance atteint son point d’incandescence, le sadhu commence son enseignement. D’abord par des grimaces. Ce diable d’homme avale sa lèvre inférieure et son menton tout entier disparaît dans sa bouche. Ne me demandez pas le truc, y en a pas. Si y en a un, je n’ai toujours pas compris. Ça me fascine au point que je ne peux pas détourner les yeux de ses simagrées.

Soudain, il se retrouve assis sur sa tête. Don Genaro joue le même tour à Castaneda, ça m’a fait marrer quand je l’ai lu quelques années plus tard. Imaginez mon bonhomme en tailleur, bien tranquille à côté de vous, et d’un seul coup le voilà sur la tête, toujours assis en tailleur mais le cul en l’air. Laissez-moi vous dire que ça fait son effet.

En fait d’effet, j’étais fait comme un rat. Le charas du Cachemire mérite le détour. Ça me change du Libanais Red, venu du plateau de la Bekaa, haut lieu de la culture chanvrière jusqu’à nos jours. Le charas est beaucoup plus fort. Il te balance un direct en pleine face, il te pète la tête et t’envoie dans l’infini façon comète. Du coup les pitreries de Bom Shankar ne sont que des hallus. Mais quarante ans après, j’y crois encore dur comme fer. Sans y croire, bien sûr.

Je reagrde mon sadhu préféré cul par dessus tête. Pour ce que j’en sais, peut-être c’est moi qui fait l’arbre droit sur le plancher. Une chose est sûre, je suis bien profond côté gauche et il y a les yeux fixes de Bom Shankar rivés dans les miens. Dans un français parfait, j’entend sa voix me raconter comment Papa Shiva fit la place où nous sommes

Shiwa Baba était seul dans une grotte. Rien d’autre n’existait que cette grotte qui flottait dans l’espace infini telle une bulle de pouvoir. Alors Shiva le Père a joui, son éjuculat divin a ensemencé Shakti, l’Énergie, et l’union des deux pôles donna naissance à tout ce qui existe.

Et la grotte se retrouva perchée sur le Toit du monde. On l’appelle Amarnath, le lieu sacré, le pur joyau. C’est le grand pèlerinage shivaïte du nord de l’Inde. Entre la pleine lune de juillet et celle d’août. Il est si haut dans la montagne que les neiges en empêche l’accès le reste de l’année.

– La pleine lune de juillet, c’est bientôt, me glisse Gilles, aérien, elfique.

 

 

Dès lors je n’avais plus qu’une envie : aller à Amarnath, faire ce pèlerinage. La nuit une voix dans ma tête, avec un très fort accent indien répète : « Vous irez à Amarnath ! Vous irez à Amarnath ! »

Et je me réveille d’un bond. La lune cligne de l’œil. Micha dort. La nuit est calme. Le bateau est tranquille. Nous voguons quelque part vers la Grande Ourse. Paisible. Lucy est dans le ciel avec des diamants. Je me rendors.

 

Si la réalité intéressait les gens, ils éteindraient la télé et regarderaient par la fenêtre.
Jean Yanne