Le Rocher Bleu

En 1992, j’ai tenu ce journal qui raconte mon premier contact avec l’autre monde… et ce qui s’en suivit.

– Chapitre Premier –

Au soleil, il est midi. Mon TGV s’arrête en gare de Laval. Jeff m’attend sur le quai. Je m’introduis en douceur dans sa vieille Citroën qui m’étonnera toujours. Où est passée la Matra Bagheera noire comme la panthère ? Incroyable ! Jeff n’aime plus conduire.

 

Exit le gagneur. Rangé des bagnoles. Bon, tout le monde change. Lui, question changement, pas de détail. Il a fait fort. Un bail qu’on se connaît, Jeff et moi. Copains d’enfance. Il avait treize ans, moi quatorze. Sa sœur était la plus jolie fille de Paris. En 68, après le coup de feu, on s’est retrouvé à Nanterre. La gare de la fac avait un joli nom lacanien : « La Folie ». Et en dessous : « complexe universitaire ».

Jeff n’a pas traîné à la fac. Au bout de deux mois, il a pris la route. On s’est perdu de vue. Pas tout à fait : on a gardé le contact grâce à un vieux pote, Vic ou Devic, dit l’homme sombre. Tous les trois ans, Vic faisait une fiesta dans son pavillon de Nogent. Les vieux de la vieille s’y retrouvaient le cœur battant.

Lui et Jeff, depuis toujours, c’est mon cul, ma chemise. Ils ont fait un joli bout de route ensemble, essuyés de fameux grains. A l’escale avec eux, je plonge avec délice dans un jacuzzi de souvenirs d’enfance. C’est reposant. Tous les jours, on se la joue. On frime. Là, pas besoin. On pose le masque avec la valise. On est arrivé.

Je suis content qu’on se soit retrouvé. J’avais un montage d’affaire sur les bras, ça me gonflait de ramer seul à contre-courant, j’ai appelé Jeff à la rescousse. Sans trop y croire : cinq ans avant, on avait eu des mots, question business. Jeff accepte. Heureuse surprise. Mon affaire traîne en longueur. Jeff s’en fout royalement. Il y a autre chose. Mais quoi ?

Plusieurs fois, devant moi, Jeff a parlé de certaines expériences para-psy avec les mégalithes. Je sais vaguement qu’il joue à ça depuis des lustres. Un dada. Il le cultive comme un talent de société. Il a même réussi à traîner Devic dans son sillage, et ça le fait rigoler. D’accord. Ça m’intrigue, il a gagné. Je veux en savoir plus. « Pourquoi pas ? dit Jeff, mi-figue mi-raisin. On verra ça au printemps. « 

C’était en novembre. Sept mois après, je n’y pensais plus trop. Mon affaire était au point mort, j’avais des créanciers féroces. Jeff m’appelle. Il me propose « une ballade en forêt ». Banco. Je veux voir.

Jeff a ses quartiers dans un ancien site industriel, sur la Mayenne. Il exploite une petite centrale électrique et encaisse les loyers de quelques maisons qu’il a retapé. Du coup, on se croit dans un village privé. Privé de vie, aussi. Chacun chez soi, personne dehors. Drôle d’ambiance. J’y étais passé en coup de vent, il y a cinq ans, du temps de la splendeur couleur panthère. J’avais oublié. Ou bien tout a changé…

A vrai dire, je m’en tape. Je suis venu pour du grand délire, j’y compte. Dix ans que je roupille, légume de canapé sous télé-dépendance. Dix ans que je me fais chier. J’ai mis le nez au vent, le temps de flairer le parfum de l’invisible. Je suis fin prêt. Totale confiance en Jeff. Ça fait si longtemps qu’on se connaît. Justement! Qu’il me surprenne tant, je n’aurais pas cru. Pas lui !

Et pourtant… En deux heures, j’ai basculé sur une autre planète. Comment ? Pourquoi ? Pas de réponse. C’est pas souvent qu’un copain connu comme la poche se transforme en enchanteur Merlin ! Que s’est-il passé ? Trois fois rien. Je me suis assis sur un rocher. C’est tout.

 

 

Je vous raconte. Derrière la maison, il y a une ancienne carrière. Jeff l’appelle le Rocher Bleu. Dans ce rocher, il a une grotte. Je l’appellerai la Grotte du Seuil. L’érosion y a creusé une cuvette monoplace : n’y tient qu’un seul cul. J’y ai posé le mien. Bonjour la tornade blanche! Un flux, un torrent d’ondes qui me traverse de bas en haut. Je suis assis juste sur la source. Puissante. Agréable. Une douche d’énergie qui fait décoller. Quelle paix, ici! Délicieux…

Je ne peux plus bouger pied ni patte. Je plane trop haut, pourtant je suis bien là. Le temps se dilate. Se dilue. Je le regarde passer, immobile. Je suis dans une faille. Le monde d’où je viens, j’en suis sûr, n’a pas de prise sur moi. Pas ici. Pas maintenant.

Pendant cent-vingt minutes, cette grotte m’a ravi. J’ai si bien rebondi sur ce tremplin que je suis resté en l’air pendant quatre jours. Pas de meilleure défonce. Sécure et gratos.

– Ça mérite quelques explications, me dit Jeff. A l’endroit où tu as posé ton cul, on enregistre entre 9 500 et 11 000 sur l’échelle de Bovis.
– C’est quoi, ça ?
– C’est beaucoup.
– Beaucoup de quoi ?
– Regarde…

Jeff sort son pendule qui commence à vibrer. Sur le cadran d’une horloge imaginaire, Jeff le lance vers midi. Il part vers la droite. Une. Deux. Trois… Le pendule égrène les heures. A quatre heures, il s’arrête. C’est quoi, cette affaire?

– Tu vois, le pendule indique un peu plus de dix mille Bovis. Pas mal du tout en période de sécheresse, commente Jeff.
– C’est cela, oui…
– Attends, je t’explique. 9h sur le cadran, c’est le zéro de l’échelle de Bovis. 12h, c’est 6 500. Et 6h, 18 000. Le maximum.
– Mais ça mesure quoi ?

D’accord, d’accord, un peu de technique. L’échelle de Bovis est utilisée par les géobiologues pour mesurer l’aptitude vitale d’un lieu. Au dessus de 6 500, le lieu est propice à la vie. En dessous, il lui est néfaste. Plus il est proche de zéro Bovis, plus il est dangereux. Un séjour prolongé sur un point zéro est pathogène. Risque de cancer ou d’infarctus, disent les géobiologistes. Pour eux, la chambre à coucher idéale se situe entre 6 500 et 8 000. Au delà, c’est trop fort pour dormir. On s’en sert autrement… Là, Jeff se penche vers moi, l’air conspirateur.
– Dans la cathédrale de Chartres, murmure-t-il, l’œil du labyrinthe vibre à 18 000 Bovis. Tu vois le travail…
– Ça donne quoi ? je demande.
– Fais l’expérience, à l’occasion. Tu verras.

J’imagine l’ascenseur cosmique. Déjà, la grotte du seuil, j’ai le grand flash. Je contemple la roche autour de nous. Riche en minerai de fer, elle a pris une patine couleur de rouille sous l’effet de l’oxydation. C’est très joli, cette roche rouge. Je suggère à Jeff de consulter un ophtalmo.
– Ah bon ? Pourquoi ?
– Tu ne vois pas qu’il est rouge sang, ton Rocher Bleu ?

Un ange passe, les ailes en éventail. Puis Jeff éclate de rire.
– Tu n’y es pas du tout ! Le bleu, c’est sa couleur intérieure. Quand on voit les auras, elles apparaissent d’abord sous forme de couleurs.
– Je ne vois rien, moi…
– A l’état brut, la force d’un lieu sacré se montre par une couleur rose irisée. Le rosé est la résultante des forces issues de la terre avec les forces de la magnétosphère.
– Les ondes cosmo-telluriques, comme disent les martiens.
– Une construction sacrée déplace ces forces rosées à l’extérieur du bâtiment. A l’intérieur, seules restent les forces propres au lieu. En général, le lieu en question est surchargé d’énergie par une veine rocheuse ou une veine d’eau… Ou les deux…
– Comme ici…
– Oui, comme ici, reprend-il. Celui qui se tient dans un de ces lieux est baigné par le corps subtil de la terre; il est dans son ventre, en un point particulier d’énergie à haute définition.
– Un chakra de la terre, dis-je pour faire le martien.
– C’est le jargon des Tibétains, j’évite… Mais ça ressemble à un chakra, oui, pour autant que la terre soit un corps. Castaneda parle des lieux de pouvoir. C’est le même produit sous plusieurs étiquettes.
– Vu, dis-je. Alors, ce Rocher Bleu ?
– C’est son aura qui est bleue. Sa couleur intérieure… Le bleu est sa force propre.

Un grand silence déroule ses volutes bleues.
– Tu la vois ? demande Jeff. Tu vois le bleu ?
– Que dalle…

 

 

Bleues ou roses, je ne vois pas les auras. Pas encore, me dit Jeff, mais ça va venir. Bon. Je veux bien le croire. Sans réticence. Tiens, c’est vrai ! Où est passé ma parano ? Fichtre! Il y a belle lurette que je me suis senti aussi bien. Mon regard a tourné. Jeff n’est plus le même. Qu’a-t-il de changé ? Je me souviens de notre dernière prise de bec, il y a cinq ans. Je n’avais pas supporté cette morgue qu’il étalait du haut de sa science. Il avait essayé de me frimer la tête, sans succès. Ses prouesses exhalaient des relents frelatés. Trop d’égo, moi-je-mon-mien, trop d’orgueil…

Le gus que j’ai en face de moi n’est pas ce m’as-tu-vu qui m’usait. Le paon ne fait plus la roue. Son chant est clair. Il éveille des échos toniques. J’ai confiance. Quand quelqu’un parle vrai, mon cœur me le dit. Il se dilate. Je suis en face d’une analyse vivante. Jeff est sincère. Tout le monde change. Mais je garde le doute à portée de main, au cas où.

(à suivre)

Nul ne peut rien vous apprendre à part ce qui repose à demi endormi dans l’aube de votre connaissance.
Khalil Gibran