Leçon de tarot

En 1992, j’ai tenu ce journal qui raconte mon premier contact avec l’autre monde… et ce qui s’ensuivit.

 

– Chapitre 2 –

Qu’est-ce que tu dirais d’un petit tarot ? me demande-t-il après le repas. Jeff, le meilleur tarologue de l’ouest, avait un faible pour le Grimaud de Marseille. Une nuit d’insomnies, il a vu le Tarot. Lui qui s’en moquait depuis des années, en un clin d’œil, il a pigé le sens vivant de ces vingt-deux fichus arcanes majeurs. Des pancartes sur notre chemin intérieur. Les étapes où nous passons tous.

 

D’abord, on s’incarne : arcane 1, le Bateleur. Puis on choisit sa sphère de vie. Il y en a quatre : la Papesse, l’lmpératrice, l’Empereur et le Pape. Ces arcanes sont des collèges. La Papesse représente le collège des producteurs : artisans, agriculteurs. L’Impératrice gère le collège des marchands : commerçants, financiers. L’Empereur, c’est la chose militaire : collège des princes et des guerriers. Enfin le Pape rassemble les pasteurs: ceux qui guérissent, les savants, les religieux, les docteurs.

A l’arcane suivante, l’Amoureux, on découvre le chemin. Premier amour, le cœur s’ouvre, la vie commence. Et l’aventure intérieure se poursuit d’arcane en arcane. Jusqu’au Mat, l’ultime, qui ne porte pas de numéro. Il est déjà d’un autre monde.

Dans le tirage en croix, dit Jeff, la carte du bas indique la qualité d’énergie captée par les pieds. Pour les bouddhistes, les pieds sont le siège de l’âme. En occident, c’est l’action. La carte du haut représente la tête et ce qui affleure à la conscience. La carte de gauche représente les énergies en voie d’épuisement, et celle de droite, les énergies en cours d’intégration.

Je tire les quatre cartes. Il les place en croix. La carte du bas, action, inconscient : j’ai tiré l’arcane 4, l’Empereur. Celle du haut, mental, conscience ordinaire : j’ai tiré la 13, renversée. A gauche, mon passé : arcane 1, le Bateleur, renversé aussi. A droite, le futur : j’ai le Mat. L’addition des quatre numéros donne une cinquième carte qu’on met au centre de la croix. Dans mon cas, l’addition est simple : sans réduction, on obtient 18, Arcane la Lune. Carrefour et résultante des précédentes, la carte centrale donne la dominante du moment. Le point d’équilibre entre l’intérieur et l’extérieur.

L’Empereur me montre comment agir, comment me comporter dans le quotidien. En guerrier… Curieux, non ? Je suis un artisan, pas un parachutiste.
Rien de curieux, dit Jeff. L’Empereur incarne au plus au point les valeurs militaires : force, noblesse, courage, justice, loyauté… Il te rappelle que tu dois agir en guerrier : impeccable et déterminé.

En tête, en dominante intérieure, l’arcane 13 renversée signifie, selon Jeff, que je n’en ai pas encore terminé avec les petits mystères. Mais encore ? Un commentaire sera le bienvenu…

Le chemin de connaissance requiert un travail sur soi. Le chercheur doit avoir une maîtrise minimale du plan émotionnel.
Pour cela, il doit faire ses petits mystères.
C’est à dire ?
– Passer l’arcane 13, Pour toi, il est grand temps. Ça n’est déjà plus de ton niveau, puisque tu en es à 14, Tempérance. Mais ce nettoyage qui ne s’est pas fait à temps te tire en arrière. Tu as dans le dos un élastique tendu à mort. Dur d’avancer.

Trop longtemps que je rame comme un galérien dans les coups de chien, je rêve d’une brise portante sur la mer libre. J’ai sauté des classes, ça, je le sais. Depuis dix ans, j’avais perdu l’espoir. Tous ces gourous m’ont bourré le mou. Je cuvais. J’hibernais. Jeff m’a réveillé. Maintenant, je veux aller jusqu’au bout. Marre de glander. Marre d’en chier. Son truc des petits mystères me met l’eau à la bouche. Jeff connaît, pour l’avoir apprise d’un gitan, une technique de transe profonde. Je brûle d’en savoir plus.
Qu’est-ce que je dois faire ?

– L’arcane 13 est un passage. Les maîtres et les compagnons passants, nos grands anciens, l’appelaient les petits mystères. Moi, j’appelle ça le papa-maman, parce que ça fait ressurgir pas mal de situations psychologiques de la petite enfance. Dans une certaine secte, on parle de nursing. Chacun ses mots. La chose est la même. Un passage intérieur. Qui dit passage, dit passeur…
– Ton gitan, par exemple ?
– Depuis, j’ai amélioré sa technique. J’y ajoute un passage dans les vies dites antérieures, avec la conscience de l’état intermédiaire d’entre deux vies, le « bardo » des tibétains. Ainsi, on commence à se débarrasser d’un peu de son karma. Les techniques de rebirth, de lying, de bio-énergie sont en général opératives pour le papa-maman.surnom plaisant de l’arcane 13 Quand il s’agit de repasser des vies dites antérieures, il faut se faire aider par un spécialiste.
– Oui, mais où le trouver ? dis-je d’un air faux.
– Quand on est prêt, on le trouve toujours, dit Jeff. Continuons ton tarot. Regarde la carte de gauche. Le passé… Tu as la 1, le Bateleur. Elle est tête en bas. Tu comprends ce que ça veut dire?
– Euh…
– Au Bateleur, tu viens au monde. Une carte tête en bas indique des difficultés sur l’arcane. Problèmes à la naissance, sans doute aussi prénatals. C’est ça qu’il faudra nettoyer.
– Ça se fait comment ?
– En retraversant les engrammes. En les revivant dans ton corps.

– Et la carte de droite, c’est mon futur ?
– Oui. Le Mat. Difficile de faire mieux.
– C’est le but du jeu, non ?
– Un but qu’on poursuit pendant des milliers de vies. Dans notre société, la plupart des gens meurent à l’arcane 12, le Pendu.
– Sans même aborder les petits mystères…
– C’est déjà pas si mal. Il y en a qui ne commencent pas. Ils meurent sans avoir vécu l’arcane 6. Sans avoir connu l’amour. Tu te rends compte? Sur le plan intérieur, ils sont restés en enfance. Mais toi…
– Oui ?
– Le tirage du Mat me pose toujours un problème, reprend-il. Surtout à cette position. Quand je tire le tarot, j’entre dans la personne qui est devant moi. Je vois son corps d’énergie et le devenir de ce corps. Là, tu vas du Bateleur au Mat sans respirer. Tu passes par quoi ? Regarde : en additionnant les numéros, ça donne 18. Pas besoin de réduire le total. Rarissime. 18, la Lune sans réduction des nombres. Du « TGV direct » vers le Mat.

 

 

J’avale ma salive. Surtout, rester calme. Jeff me regarde de fond en comble. Qu’est-ce qu’il attend ? Je me fais vieux. Au bout d’un siècle, il se décide.
Le Mat à cette position m’annonce toujours que j’ai affaire à un lascar bizarre du style réincarné volontaire…
– Qui ça ? Moi ?!?
– Ou alors…

Ou alors quoi ?? Rester calme. Surtout. N’empêche qu’il me casse, avec son réincarné volontaire! Un bouddha, moi! Un boddhisattva! Je me marre. Saint Xavier Georges, priez pour nous. Poil au burnou.
– Ou alors ? je lui demande.

Jeff me fait signe de lui passer le joint. Genre « tu boggartes, man ». II ne sait plus quoi inventer pour faire durer le plaisir. Moi non plus. Il rallume le tarpé. Il tire une latte. Il prend son temps…

… Ou bien, comme dans le cas présent, que le lascar en question passera par les « grands mystères » dans cette vie-ci.
– C’est à dire ?
– La mort finale et symbolique… La plongée dans Gwenwed, le cercle de lumière blanche des Celtes… Le « ticket pour l’impeccabilité » des sorciers yaquis… La bodhi du Bouddhisme, la Maison-Dieu du Tarot initiatique…
– Tout un programme, dis-je, les yeux brillants.
– Ah, réplique-t-il gravement. C’est très délicat d’en parler. Il faut savoir à qui on s’adresse. J’y vais mollo. Sur des œufs.
– Les œufs mollo, dis-je. Ça vient de là.

Silence gênant. Jeff boggarte.Garder le joint trop longtemps, comme Humphrey Boggart qui ne quittait jamais sa cigarette. Chacun son tour.

Je fais très attention aux capacités de compréhension de la personne que j’ai en face de moi. De peur qu’elle prenne sa vessie pour une lanterne. Combien d’apprentis ou de compagnons, mal guidés, grisés par une révélation précoce, se prennent pour ce qu’ils ne sont pas ? Combien se croient le retour d’un saint ou d’un Christ ? Inflation du moi. Mégalo maximum. Conséquence : plus d’espoir d’accéder à la maîtrise. Tout progrès ultérieur est exclu. Une chute terrifiante ! On se retrouve dans un hôpital psy à traîner une brosse à dent. Donc méfiance !

Message reçu. Mais sans plus. C’est trop surréaliste. J’ai beau faire, je ne me vois pas comme ça. D’ailleurs, même si ça m’arrive, ce n’est pas pour après-demain. Je relance la conversation sur le papa-maman…
Avec le gitan, j’en ai bavé, dit Jeff. A la dure… J’en avais besoin. J’étais épais, incroyable. Des coups de pied au cul ! Il me fallait ça.
– Je ne suis pas épais, moi…
– J’ai sué sang et eau. On peut le dire. Tu m’aurais vu sur le tréteau. La première fois, j’ai tenu plus d’une demie heure.
– Quel tréteau ?
– On se tient en équilibre dessus. En équilibre sur les reins. Sans autre point d’appui. Très efficace pour faire circuler l’énergie dans le corps.
– Efficace mon cul ! Ça m’a tout l’air d’une torture, ton truc. Un tréteau sous les reins ! L’horreur brute.
– On met une couverture pour amortir…
– Une couverture !! Ça me tue d’avance…
– Tu sais, la souffrance physique, c’est une chose. Ce n’est pas le pire.

Il a gagné. J’ai les boules. J’ai même comme un début d’angoisse. Il joue bien, le salopard ! Moi aussi. Ma détermination est farouche. Je veux aller de l’avant. Si ça veut dire en chier, je suis prêt.
Moi pas, dit Jeff. Le papa-maman, je ne fais plus. Ne compte pas sur moi pour ça. On va faire autre chose ensemble.
– Si tu veux. Mais…
– Pas de lézard. Je vais te trouver quelqu’un. Tu préfères un homme ou une femme?
– Une femme, hé hé hé ! Tu connais mes goûts. Sans rire, je crois que j’aurais plus confiance en une femme…
– Il y a ma chère Lama. C’est un guerrier impeccable.
– Lama ?! je sursaute.

D’un coup, la honte. Lama et moi, on s’est connu il y a une dizaine d’années. J’étais passablement crétin à cette époque. Je l’ai prise de très haut. J’ai été moche. Pas elle. D’accord, j’étais un sale con. De là à retrouver un témoin de ma connerie… Surtout dans ce rôle…

Je m’en ouvre à Jeff qui éclate de rire. A son avis, c’est un signe. Lama m’est prédestinée. Ces retrouvailles sont programmées de longue date (Tu crois?). Elles feront le plus grand bien à mon ego (Ah bon ?). Une petite claque aux mauvaises odeurs (Oui, mais). Je suis là à me tâter, quand le téléphone sonne.
Bonjour Lama, dit Jeff en riant.

Le hasard n’existe pas. Tout ce qui arrive est voulu.

Bouddha

C’est elle, nom d’une cacahouète ! Elle qui reste des semaines sans appeler, la voilà qui déboule pile au bon moment ! Pourquoi s’étonner ? Le hasard n’a rien à voir dans cette affaire, France-Télécom non plus. Contrairement aux apparences, c’est Jeff qui a appelé Lama. Avec sa ligne intérieure directe. Va-t-il lui dire ?

Rien. Pas un mot sur ce qui vient d’arriver. Ils parlent de tout autre chose. Une affaire compliquée de religieux tibétains qui importent chez nous leurs magouilles de pouvoir et qui ne devraient pas. A l’évidence, Lama est furieuse. Je ne connais pas l’histoire. Je les laisse bavarder.

Dès qu’il raccroche, nous éclatons de rire. Les dés sont jetés. Lama s’est désignée elle-même avec un à-propos magique.
C’est bien d’elle, dit Jeff. Je te l’avais dit : un guerrier impeccable. Tu vois jusqu’où ça peut aller ?

On se mange une tranche de rigolade, puis je dis :
Quand même. Et si elle refusait ?
– Raconte-lui ce qui s’est passé. Avec tous les détails. Tu verras ce qu’elle te dira.

Je l’ai fait. Nous nous sommes rencontrés. Une première fois. Puis une autre. Elle me reniflait, me regardait, me touchait du doigt ou de l’esprit. Circonspecte. Échaudée. Nous avons commencé ensemble un travail sur les arbres. Quelques mois plus tard, une douce relation s’est installée entre nous. Lama était contente de me retrouver. Moi aussi. Estime réciproque, affection partagée. J’adore être avec elle. Mais pas d’arcane 13 entre nous. Elle n’est pas prête.

Je suis irrésistiblement attiré par la Grotte du Seuil. Je dois me retenir d’y courir. A la fin, je craque. Je fais trois tours dans le jardin. Sous l’herbe folle coule un ruisselet souterrain. Jeff me l’a dit ce matin.
Cherche-le, a-t-il ajouté.

C’est pour rire ? Je le cherche avec quoi, ce filet d’eau ? Avec le détecteur ultrasonique dissimulé dans ma dent creuse ? Ou alors… Tiens, oui. Faut voir. Je marche droit vers la falaise. Je sens que le ruisselet jaillit ici, à plusieurs mètres sous mes pieds. Je le sais. Ensuite, il s’écoule par là…

 

 

Parfait, me dit Jeff. C’est un sans-faute. Tu es allé au point précis d’où il sort du rocher. Ensuite, tu as suivi le cours exact à travers la prairie. A un certain endroit, tu as fait un détour, à cause des orties… Puis tu es revenu au dessus de lui.
– Je l’ai senti dès le début, dis-je. Comment ça marche ?
– Tout le monde sent l’eau. Pas de prodige. Ce genre de relevé s’obtient aisément à l’aide de baguettes de sourcier. Mais si on parvient à sentir directement avec son corps, pourquoi s’embarrasser d’instruments?

Une demie-heure, assis dans la Grotte du Seuil, je médite. Je hume, j’inhale, je contemple. Je me vide la tête. Je fais le plein. La magie est là. Je ne ferais pas un geste pour l’effrayer.

(à suivre)

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Les Dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez Et c’est la mort, la mort toujours recommencée.
Georges Brassens