Amyann et moi nous sommes des survivants. Nous ne sommes pas morts noyés sous la vague souterraine, nous ne sommes pas morts brûlés par le feu roulant, de bons samaritains aux ordres de Yima nous ont soignés, séchés, nourris et nous voilà. Détendus, gavés, sereins, fêtons comme il se doit nos retrouvailles.

Amyann, mon ami de cœur, raconte-moi ce qui est arrivé quand mon pauvre corps gisait sans âme. Raconte tes aventures dans l’infra-terre. Je brûle de savoir.
– À propos de brûlure, ton bras te fait-il encore souffrir ? La morsure du feu roulant est terrible, dit-on.
– Je n’ai plus mal. Va, Amyann, va.

Sans se faire prier davantage, mon ami s’est lancé dans le plus incroyable récit qui se puisse imaginer. Je n’étais qu’un enfant, j’étais perdu au milieu des choses, et j’écoutais souvent le bruit du vent. Le seul vent qui se fait entendre sous la terre est le souffle brûlant des nappes de lave bouillonnantes. Mais nous n’en sommes pas là. Laissons mon cher Amyann nous conter son histoire.

Dans les instants qui ont suivi ton coma, les amis de Yima sont intervenus. Ils t’ont pansé, sanglé sur un brancard auto-porté, et toute l’équipe s’est mise en route vers le Centre Terre. La descente était annoncée longue et périlleuse. Le soir même, nous nous heurtons à la première vraie difficulté, la traversée du royaume des nains. Quatre d’entre eux nous attendent de pied ferme. Ils n’ont pas l’air aimable. Ces petits êtres sont réputés ombrageux, teigneux, bagarreurs et de mauvaise foi. Les hommes de Yima adoptent un profil bas, tout comme moi. Toi, tu dors sur ton brancard, tu ne peux pas les déranger.

Eh bien si. Les nains t’ont toisé, reniflé, palpé, pincé. Ils se sont haussé sur la pointe des pieds, ils ont mis leurs doigts dans ton nez et se sont écriés : – Il faut prévenir le roi !
Là-dessus ils disparaissent comme par enchantement. Manifestement tu leur a déplu.
Je n’aime pas ça, dit Yimalin, le chef d’escouade. Quand les nains dérangent le roi, le pire est à craindre.
– Comme de moisir six mois assis dans des cages trop petites pour s’allonger, dit Yimalotre, son second.

Nous sommes fatigués, l’histoire des cages nous a cassés, nous nous couchons par terre pour récupérer. Yimalin propose un tour de garde, mais personne ne fait mine d’entendre sa suggestion. Il se couche à son tour. Demain il fera jour. Déjà les autres ronflent comme des sonneurs. Mais contrairement au tien, mon cher Aorn, notre sommeil est de courte durée. Sans ménagement, une troupe de nains belliqueux nous tire du sommeil. Ils sont sept, comme les sept pouvoirs, comme les sept Grands Juges, comme les sept exécuteurs de la Vengeance. À leur mine farouche, on voit bien qu’ils ne viennent pas nous souhaiter la bienvenue.

Votre dormeur est une insulte au parti des Nains, dit l’un d’eux dont les yeux lancent des éclairs.
Toute la Moria est gravement offensée, dit un autre en crachant par terre.
Grande est la colère dans nos rangs, dit un troisième en affûtant son coutelas.
Le Roi nous envoie punir cet insolent dormeur, dit un quatrième qui porte une hache plus haute que lui.

 

Les trois autres nains n’ont rien dit. Prestes, ils se sont mis aux commandes de ton brancard auto-porté. Et les voilà qui t’emmènent je ne sais où !

Ça craint, dit Yimatri.
Ça pue du groin, dit Yimakatre.
Vos gueules ! dit Yimalin. Gardez votre souffle pour leur filer le train !

– Comme un seul homme, les quatre Yima se lancent à leur poursuite. Ils ont pris de l’avance, mais sur leur pattes courtes, ils fatiguent vite. Moi aussi. Yimalotre les a rattrapé, mais il s’est pris un vieux coup de sacoche qui l’a laissé sur le carreau. Yimalin s’efforce de le ranimer, mais rien à faire. Et là je vois les nains qui s’arrêtent un peu plus loin à côté d’un puits de lave. Avant qu’aucun de nous n’ait pu seulement pousser un cri, les nains t’ont jeté dans la roche en fusion ! Adieu Aorn, adieu mon frère, adieu mon ami que j’aime ! Là, je perds connaissance.

Merde alors ! Amyann s’est évanoui ! Et moi ? Balancé dans le puits de lave ? Je suis mort alors ? Je me pince la main pour voir. Ça fait mal. Donc tout va bien. Amyann poursuit son histoire. Je comprendrai plus tard.

– Quand je reviens à moi, je crois que je suis toi. Les Yimas m’ont sanglé sur un brancard auto-porté, ils se sont lancés dans une course folle et m’emportent avec eux le long d’un beau tunnel aux parois lisses qui descend tout droit vers le Centre Terre. Les cahots de la course bercent mon cœur d’une langueur monotone. Je me sens plutôt bien, je n’ai pas de chagrin, je n’y comprends rien.  

Moi non plus. Il devrait être triste, je devrais être mort. Amyann est bien d’accord. Vient un temps où on doit renoncer à piger. On s’abandonne. Si l’on arrive alors à se couper la tête, à vivre dans son corps, le vieux moi est mort. On a stoppé le monde. Mais Amyann s’en tape. Pour l’instant, il dévale à toute pompe la descente du Centre Terre. Indolent, il ondule au rythme syncopé des cahots et des chocs que les Yimas imposent à son brancard volant. 

Combien de temps avons-nous poursuivi cette course, eux sur leurs jambes, moi sur mon brancard ? Combien d’heures ? De semaines ? J’avais perdu la notion du temps. Sans dormir, sans manger, sans boire, sans repos ne fut-ce qu’une seconde, ils ont couru, les vaillants Yimas, ils ont fui la malédiction des Nains.

Le moment est arrivé où nous ne savions plus où nous courrions, ni depuis quand, ni pourquoi. Le moment est arrivé du monde à l’envers. Tu étais là, tranquille sur ton brancard, toujours endormi. Mais tu ne reposais pas sur le sol. Non. Tu étais au plafond. Ta peau était noire. Tes vêtements blancs étaient noirs aussi. Près de toi, il y avait un trou dans le plafond qui laissait filtrer une lumière sombre.  Et de chaque côté du trou, deux nains se tenaient debout. La tête en bas. Je n’en revenais pas. Les Yimas non plus. Les nains nous ont regardés longtemps sans dire un mot. Et soudain, les deux ensemble, ils se sont mis à rire, rire à n’en plus finir.

– Qu’est-ce que ça veux dire ? Vous vous payez nos têtes ? L’enfant est-il vivant ? Qu’avez-vous fait de lui ? Il est blessé ?  

Les quatre Yimas ont parlé tous ensemble, ce qui a eu pour effet de redoubler l’hilarité des nains du plafond. Quand ils se sont calmés, ils nous ont fait signe de venir les rejoindre. Mais comment ? 

Volez, rient-ils. Volez, volez, vous ne l’avez pas volé.

C’est ce que nous avons fait. Sans avoir besoin d’un geste, nos corps sont montés vers le plafond où nous nous sommes assis en riant nous aussi. Le simple fait de rejoindre les nains et toi sur ton brancard suffit pour tout changer d’un seul coup. Ta peau n’est plus noire. Le monde à l’envers n’est pas ici. Il est en bas. C’est le monde où nous étions qui est inversé, pas celui-ci. Les nains l’attestent aussi. Ils sont très différents maintenant. Sans hostilité. Rigolards, facétieux, je les trouve plutôt sympas. Surtout qu’ils n’arrêtent pas de rire. Et ça me plaît. Les Yimas se détendent aussi.  Il m’a semblé que tu riais tout comme nous, secoué de hoquets dans ton sommeil.

Hé ? Aorn ? Tu m’entends ? Merde, il s’est endormi…

 

Xavier Séguin

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Xavier Séguin

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