Le feu roulant fonce droit sur nous. Je suffoque. Amyann s’escrime à fermer la porte isolante. Peine perdue ! La première langue de feu s’abat sur moi, mon bras gauche est touché, je hurle. Amyann me tire en arrière, juste à temps : la porte se referme enfin. Et je tombe dans les pommes.
Quand je me réveille, Amyann est penché sur moi. Il est blanc comme un linge. Il regarde ma brûlure avec inquiétude. Je n’ai pas mal. Thyann mon père m’a enseigné la non-douleur. Il m’a appris à entrer dans la douleur pour la retourner et la vider de son contenu pénible. À force, c’est devenu un réflexe. Vu la tête qu’il fait, Amyann souffre bien plus que moi. Je rigole. Stupéfait, il écarquille les yeux.
– Aorn ! Ne ris pas, je t’en prie ! Tu as été mordu par le feu roulant, et toutes ses morsures sont mortelles !
– Vois, je ne souffre pas. Rassure-toi, je ne vais pas mourir.
Amyann ne me croit pas. Il se mord la lèvre pour ne pas pleurer. Il a beau tourner la tête, je vois quand même une grosse larme rouler sur sa joue. Je le prends dans mes bras. Ses yeux sont maquillés à la mode des Hommes Taupes, il en trace le contour avec du kohol, ça lui donne un regard qui fascine.
– Tu dois savoir ceci : la morsure du feu roulant ne pardonne pas. Il n’y a aucun remède connu chez les Taupins.Hommes Taupes Seul un thaumaturgeLa thaumaturgie est, dans le domaine religieux, le fait de faire un miracle, notamment un miracle de guérison. Les saints sont réputés thaumaturges, ainsi que, traditionnellement, les rois de France et les rois d’Angleterre, qui pouvaient guérir les écrouelles dès leur sacre. guérisseur de premier rang aurait une chance de te guérir. Et cette espèce a disparu il y a bien des lunes, avec le dernier représentant des Grands Sorciers du Temps. Ils nous ont quitté pour toujours, avec eux leur magie s’est envolée, nous sommes seuls et fragiles en face de tous les dangers, toutes les maladies, tous les fauves et toutes les embûches que nous tendent les dieux. Aorn, tu es mon seul ami, mon presque frère, je ne veux pas te perdre ! Et pourtant c’est inéluctable.
Ses yeux noirs sont pleins de larmes. C’est moi qui devrais me lamenter, puisque je vais mourir. Franchement je n’y crois pas du tout. Je me sens léger comme un duvet d’oison. Voici des anges qui descendent du ciel dans leurs drôles de machines.
– Il n’y a pas d’anges ! Tu ne peux pas voir le ciel !! Nous sommes enfermés dans cette cage en fer et toi tu délires ! Tu vas partir, Aorn ! Je ne veux pas !!
Mourir, moi ? Quelle cage en fer ? Mais de quoi parle-t-il ? Si loin, tout en bas, pourquoi crie-t-il sur ce corps sans vie que je ne veux pas regarder. Hé ! Amyann !! J’ai beau crier, il n’entend rien, il ne me voit pas. Amyann ! Je suis là ! Ne regarde pas vers le bas, je suis là-haut, libre, tu vois ? Je suis un ange !! Amyann, regarde, regarde !! Je vole !!!
A peine ai-je dis « je vole« , que j’ai réintégré mon corps. Je ne suis plus mort. Le pauvre Amyann se désole encore, il ignore que je suis dans mon corps. Je tends le bras vers lui… et j’ai le choc de ma vie !
– Amyann ! Regarde !!
Mon bras est intact. C’est comme si le feu roulant ne m’avait pas mordu. Incroyable, qui m’a guéri ? Je n’en sais rien. Amyann se met à pousser de petits cris. À travers ses larmes, ses grands yeux me fixent. Il a peur de quoi ? De moi ??? Son ami ?
– Oui, gémit-il, oui, tu es mon seul ami. Mais tu t’es guéri d’une plaie mortelle. Tu es un sorcier du Temps ! Ton corps était mort, te voici vivant devant moi. Tu es un grand sorcier du Temps !
– Hé bin il était temps ! grince une voix familière. La cloison de notre cabine vient de s’ouvrir, Yima Tête de Singe y pousse sa lippe de vieux pète couilles.
– Cette embrouille ! ronchonne-t-il. J’avais une de ces trouilles !
– Tu mouilles, andouille ! glousse Yimaëlle.
– On est devant des morts vivants. C’est flippant !
La mini femelle bondit sur Yima, s’accroche à ses épaules et lui donne une vieille bourrade de coups de pieds au cul.
– Tais-toi donc, tu leur fais peur, dit-elle. Désolée de vous avoir laissé moisir dans cette boîte, les enfants. La mécanique s’est déréglée. On n’avait plus de son ni d’image. On a tout essayé, ça nous a pris trois mois pour vous sortir de là ! C’est pour ça…
Trois mois ? J’y crois pas. Yimaëlle soutient mon regard sans ciller.
– Trois mois, oui-da. Vous devriez être morts de soif depuis longtemps.
– Sorcier du Temps !! s’exclame Amyann en pointant sur moi un doigt tremblant.
Je n’ai pas faim, je n’ai pas soif, et Amyann non plus, à ce qu’il paraît. Il a peur, c’est tout.
– Et le feu roulant ! ajoute Yima entre ses dents. Aorn s’est fait mordre ! Pourtant il n’est pas mort !
– Tais-toi donc, vieille bête poilue. Tu veux vraiment lui faire peur ?
Non, je n’ai pas peur, ni du vieux singe, ni de sa guenon. Ils me font marrer. C’est quoi cette histoire de trois mois ?
– Sorcier du Temps !!
– Ho, tu te calmes, Amyann ! Sorcier de rien du tout ! J’ai juste stoppé la douleur, secret de mon père Thyann l’Insoumis. Je peux t’apprendre si tu veux.
– Et comment tu as fait pour tenir si longtemps sans boire et sans manger ?
– Tu l’as fait comme moi. Te voilà sorcier toi aussi.
Amyann me regarde en silence. Il est plongé dans des réflexions contradictoires. Là-dessus la toute petite Yimaëlle nous appelle pour manger. Après un bon quart d’heure de mastication silencieuse, Amyann a retrouvé son bon sourire. Sa confiance est revenue. Et la mienne aussi dans notre avenir.
– Montre-moi ton bras, dit le vieux Yima.
Je lui montre. Il l’examine attentivement, puis passe sa main juste au-dessus, doucement. Et là, stupeur ! La brûlure est revenue, et la douleur avec !! Je serre les dents pour ne pas hurler. J’ai l’impression que mon bras va tomber en morceaux. C’est intolérable, et le vieux truc de Thyann mon père ne marche plus du tout. Incrédule, je regarde le vieux singe qui rigole doucement. Je tends mon bras sous son museau.
– Enlève-moi ça tout de suite !
Ce qu’il fait. Au premier passage de sa main, la douleur disparaît. Au second, la plaie s’efface. Yima cligne des yeux comme un bébé singe. Il m’a foutu la pétoche, l’animal !! Est-ce lui qui m’a guéri la première fois ? Lui aussi qui m’a brûlé ? Est-ce qu’il dirige le feu roulant ? Les questions se bousculent dans ma tête.
Et là, sous nos yeux, le vieux singe se transforme en une sorte de lézard très peu rassurant. Magie ordinaire, il connaît son affaire. Yima le Reptilien ? Yima le mage, le singe savant, le foutu farceur, le guérisseur, le râleur, l’absurde ? Un rire strident nous troue les oreilles. C’est Yimaëlle qui gonfle à s’en faire péter la peau.
A mesure qu’elle grossit, son corps s’élève et se met à flotter dans la caverne. Sa peau vire au rose. Elle a perdu ses poils. En quelques minutes, elle est devenue un énorme hippopotame rose avec deux petites ailes bleues de libellule. Amyann tombe dans les pommes. Je n’ai que le temps d’ouvrir les bras avant que sa tête ne se fracasse sur le roc.
Secoués, on est. Et là, strident, insupportable, éclate le rire de l’hippopodamehommage à Serges Gainsbourg dont les échos assourdissants se répercute sur la voûte. Dans mes bras, Amyann revient à lui pour se boucher les oreilles. Je fais comme lui. Sans le son, l’image passe un peu mieux.