Je me suis réveillé dans un hélico – ou ce qui ressemble à un hélico. Le temps de reprendre mes sens, j’ai poussé un cri : personne aux commandes ! je me suis rué sur le siège du pilote.
Mais je me suis interrompu avant de toucher quoi que ce soit : je me suis souvenu juste à temps que je n’avais pas la moindre notion de pilotage, ni la plus petite idée de ce qu’il faut faire pour diriger cet appareil. Trop de cadrans, trop de commandes, manettes, interrupteurs, holà, pas touche, trop de danger. L’appareil se maintient en vol stationnaire. Pilotage automatique ? Ça existe en hélico ? On dirait bien… Le moteur ne fait aucun bruit. Un coup d’œil au rotor et gulp ! Les pales ne tournent pas ! La première stupeur passée, je me rassure : l’hélico tient en l’air. Il vibre à peine, il est immobile et le paysage défile tout autour.
Il fait nuit. Nous volons très haut dans le ciel, j’ignorais qu’un tel engin pouvait monter si haut. Sous mes pieds je vois défiler la terre, ma chère planète. A en juger par les lumières, il s’agit bien de mon époque. Je suis de retour chez moi, adieu le Multipli. Finalement toute cette histoire n’aura été qu’un mauvais rêve. Puisque je n’ai rien d’autre à faire, j’ai fouillé la cabine et la trappe à bagages. Vide. L’appareil est totalement vide, je suis seul à bord. Hénoch m’a joué un de ses tours de cochon dont il est spécialiste. Mais ! La terre défile au-dessus de ma tête ! Je n’ai pas senti l’appareil se retourner, en fait je ne perçois aucun mouvement.
J’ai déjà pris un hélico à deux reprises. Ce n’est pas beaucoup, d’accord, mais ça m’a frappé, je me souviens parfaitement de tous mes ressentis. Un hélicoptère, ça bouge. Celui-là non. Le paysage bouge autour, mais pas la machine.
Immobilis in mobile.
Immobile dans le mouvement. C’est exactement ce qui se passe. Tout bouge, tout se transforme, tout change de plus en plus vite. J’ai déjà fait trois fois le tour de la Terre à très haute altitude, ou moyenne, ou très basse, selon les moments. Je file à une vitesse ahurissante, ou plutôt le paysage défile, moi je suis fixe. Immobilis in mobile. Je n’entends rien. Je ne ressens ni l’accélération, ni le ralentissement, ni la douleur aux oreilles, ni aucun des symptômes qu’on éprouve en vol. Ça ressemble à un rêve, pourtant tout semble très réel. Sauf l’hélico dans son vol stationnaire. J’ai bien peur de m’être réjoui trop vite, ça sent encore le Multipli à plein nez. Je flippe. J’en ai marre. Le monde se passe sans moi. Je ne suis plus acteur de ma propre vie qui m’échappe, mais le spectateur de moi-même. Ça crève un d’Yeu !
A nouveau la nuit, à nouveau le jour. Les heures filent avec le paysage. Je vole en rase-vagues au dessus de la Mer d’Iroise. C’est beau comme un documentaire Thalassa. Quand je dis que je vole, j’arrange un peu. C’est la Mer d’Iroise qui vole sous ma carlingue. Tiens ? Voilà Ouessant, et puis Molène… Je vole donc vers l’est. C’est bon à savoir. Tout à l’heure je naviguais plein nord, et je n’ai pas senti le changement de cap. Un beau deux-mâts, toutes voiles ferlées, navigue au moteur seul sur une mer d’huile ! Il y a des cons partout. Attends voir ? Ce n’est plus la Mer d’Iroise, ça m’a tout l’air d’une mer tropicale. Pas un poil de vent, d’où le moteur. Non ? Les petites Antilles ! En naviguant plein est, je viens de passer sans transition de la pointe bretonne au golfe du Mexique ! Cherchez l’erreur !!
Tout d’un coup une idée me vient. Si le paysage n’était qu’un film ? À Epcott Center d’Orlando, à l’expo internationale de Tsukuba ou de Séville, même au Futuroscope de Poitiers, j’ai assisté à des spectacles de ce genre. J’y ai vu un vol de papillons innombrables tout autour, au-dessus, au-dessous, devant, derrière et sur les côtés. Assis dans mon fauteuil, j’avais l’impression d’être un papillon parmi les papillons. Qui dit qu’ici ce n’est pas pareil ? Pour en avoir le cœur net, je veux ouvrir la porte. Elle a l’air vissée au cockpit. J’insiste. Inutile, rien ne bouge. Découragé, je me laisse tomber dans le siège du pilote. Et là, pschhhhhh ! la porte s’ouvre en s’effaçant vers l’arrière dans un doux bruit pneumatique. Je n’en reviens pas.
Dehors, pas de mer, pas de ciel, pas de voiliers ni d’étoiles. Un salon mauresque, des poufs en maroquin bariolé, une puissante odeur de chanvre et d’aromates, ça sent la chicha ! Pas de doute, Hénoch n’est pas loin. Bord d’aile ! Je foutais quoi dans ce simulateur de vol ?
– Et moi donc ! Qu’est-ce que je fous dans le Multipli, tu me le dis ? s’énerve Hénoch. Bloqué ici depuis des vies, je vole des bribes d’existence aux passants qui défilent. Je me nourris de leurs péripéties, de leurs embrouilles et de leurs folies, à défaut d’enquiller les miennes. Molay me tient au mollet, il ne desserre pas les crocs. Temps plié de mes deux !
Le grand dôme de cristal
Impossible de répondre. Le salon arabe a disparu avec la chicha et le patriarche. Je suis dans le sauvage profond. La savane s’étend à perte de vue. Harassé, je marche vers une structure transparente très loin au sud. Je dois marcher depuis des jours tant j’ai soif et tant je titube. Mon but est ce grand dôme de cristal qui domine une chaînes de montagnes bleues au bout de l’horizon. Si loin que je ne l’atteindrai jamais. Depuis un temps fou, je garde les yeux rivés au sol pour éviter de marcher sur un mocassin. L’herbe grouille de serpents mortels. Je suis épuisé, au bout de ma vie, naze de chez naze, bon à jeter. Ce que je fais. Je me flanque par terre chez les serpents. Mais au lieu de m’écrouler dans la savane comme je m’y attendais, je me vautre sur un trampoline qui vient de surgir. Foutu délire ! Hop-hop-hop, ça va rebondir.
Là-haut, à une hauteur vertigineuse, le cristal du dôme. Et tout autour, même chose. Comment suis-je arrivé là ? Surtout ne me le demandez pas.
Debout à deux pas, hiératique et froid, Maître Jacques me dévisage. J’ai deux mots à lui dire, à celui-là.
– Parle, Xavier. Je t’écoute.
– Où est l’ami Hénoch ? Pourquoi nous gardez-vous prisonniers ?
– Qui t’a dit que vous l’étiez ? Le vieil Hénoch ? Mais qu’en sait-il lui-même ? Hénoch est libre de ses mouvements, comme tu l’es.
– J’ai peine à y croire !
– Là voilà, ta prison. Le monde ressemble à ce que tu crois. Change tes croyances, ton monde changera. Souviens-toi de la porte de l’hélico. Tu l’as cru verrouillée, elle l’était. Tu as renoncé, elle s’est ouverte. Les choses tirent leur existence de la foi que tu leur portes. Croire sans y croire, c’est ça l’histoire.
Un coup d’œil circulaire me persuade qu’il a raison. Je suis chez moi, en Bretagne, bien carré dans mon fauteuil. Et ça ne me surprend pas plus que ça. Jacques ne porte plus ni tunique blanche, ni cotte de maille. Il est en pull marin couleur locale. S’il n’est plus barbu, moi oui. J’ai retrouvé mes 69 ans, finies les conneries. Je m’attends plus ou moins au gag consacré : j’ai rêvé tout ça, rien n’est vrai, jamais je n’ai bougé du coin de ma cheminée.
– Personne ne te fera gober une telle couleuvre. Tu as bel et bien vécu tout ça, tu as été le témoin et l’acteur de toutes ces aventures et tu vas en vivre bien d’autres. Telle est ta place, tel est ton rôle. Conteur es-tu, conteur tu resteras. Il t’a été donné de visiter bien des époques, de côtoyer bien des grands, hommes ou femmes, et d’en aimer beaucoup. Tu as reçu plus que de raison, et cela sans rime, et cela sans raison. Tu le sais, je le sais aussi, mais si le Vivant se montre généreux à ton endroit, ne va pas t’en plaindre. Il pourrait changer d’avis. Regarde cette bibliothèque. Examine-la avec grande attention.
Je la connais, vin d’yeux, c’est la mienne ! Pour lui faire plaisir, je prends un volume. Tiens ? Je ne connais pas cette couverture. QUOI ?! Le livre secret d’Hénoch ! Et celui-ci : Le vaisseau de Rama ! Et là, là, là ! Mémoires de l’Infra-Monde ! Le trésor d’Iseut ! Le voyage de Gilgamesh ! C’est fabuleux ! Fébrile, j’en feuillette un, puis un autre. Christs et prophètes ! Le règne des serpents ! Les reines du monde ! Du jamais lu ! Tant de livres secrets où me plonger, des tas de sagas à transcrire ! Le voilà, mon délire ! C’est maintenant que je rêve !
– Messire Jacques ! D’où viennent ces merveilleux ouvrages ? Que font-ils dans ma bibliothèque ?
La pièce est vide. C’est comme si le Chevalier n’avait jamais existé. Hénoch m’a laissé les notes fébriles ou soigneuses qu’il a accumulées dans ces volumes précieux au long de mille vies, au fil de cent mille aventures. Quel cadeau pour un conteur ! Et quel régal je vous promets, amis lecteurs ! La saga d’Hénoch s’achève ainsi, non comme un rideau de théâtre qui tombe, mais comme mille portes qui s’ouvrent. je vous promets de vivre encore assez pour vous les conter toutes. Soyez bénis, mes frères et sœurs en vérité. Que le Vivant vous protège, avec tout mon amour.