Les plis du temps

 

Toi, Hénoch, tu t’es engagé à fournir aide et assistance à l’expédition des Argonautes. Notre mission n’a pas changé : libérer le titan Prométhée. Vois comme la Toison d’Or a transpercé son corps. Que proposes-tu pour le sortir vivant de cette affreuse situation ?

 

Prométhée vaut dix guerriers

– Ami Jason, il s’agit non seulement de sauver Prométhée, mais aussi de nous sauver nous-mêmes d’un piège mortel. Prenons le temps d’examiner les possibilités qui s’offrent à nous. Rien ne presse, j’ai enclenché le levier temporel d’Argos sur la position temps fixe, ce qui nous permet d’observer les gardes noirs immobiles dans leur course, tandis que leurs engins volants nous apparaissent figés dans le ciel au-dessus de nos têtes. Pour Prométhée, ce temps suspendu offre un répit qu’il n’a pas connu depuis des lustres. Si nous restions indéfiniment dans cette position, jamais les gardes ne pourraient nous atteindre, mais jamais nous ne pourrions non plus libérer le titan crucifié. Argos nous y maintiendra juste le temps qu’il faut pour arrêter notre plan d’action.

Ecoute ce que je propose. Nous allons agir sur la Toison d’Or et sur Prométhée en les projetant dans le passé. Argos est un chronoscaphe. Il permet à ses passagers de voyager dans le temps. Mais comme vous pouvez le constater, son rayon d’action porte sur son environnement immédiat jusqu’à 200 mètres de distance. Ainsi une rondelle d’espace peut changer de temps selon le réglage des commandes temporelles. En commande manuelle, je vais devoir remonter dans le temps jusqu’au moment où Prométhée arrive en ces lieux, condamné mais libre encore. Il nous suffira de maîtriser les gardes noirs pour que le Titan soit sauf. Ce sera comme si la crucifixion n’avait jamais eu lieu. Son aide nous est acquise. La force de ce Titan vaut celle de dix guerriers. »

 

En temps masqué

« La suite est simple : nous regagnerons le temps présent dans un désert lointain, et de là, après nous être assurés que nous ne sommes pas suivis, nous gagnerons avec Prométhée le palais de la Déesse qui l’attend avec grande impatience. Tout ceci se passera en temps masqué, je nous ferai revenir dans le temps présent au moment même où nous l’avons quitté. »

Jason approuve mon plan, mais je sens comme une ombre sur lui. A son air chafouin, il médite une traîtrise. Ou pas ? Je mets sa grimace sur le compte du combat hasardeux qui se prépare et j’oublie. C’est mon erreur. Le fourbe avait ourdi un autre plan que j’allais bientôt découvrir.

La première partie de mon programme s’est déroulée sans anicroche. J’ai réglé le cadran du chronoscaphe sur le temps lointain où Prométhée fut condamné par Zeus. Il m’a suffi de passer en manuel pour arriver doucement au point où la grande silhouette du Titan se découpe sur les monts Arkaïm. Tous les Argonautes sont à leur poste. Je sens leur présence, la chaleur de leur soutien, l’ardeur qui les anime. Voici les gardes, les bourreaux, les chaînes, déjà ils allument la forge. Prométhée va surgir. Le voici ! Là je le vois tel qu’il fut. Sa stature énorme domine les gardes noirs qui se perdent dans son ombre.

 

 

Au fond du Sidhe

J’arrête Argos juste devant le nez de la Toison d’Or. Cette manœuvre me permet de séparer Prométhée du gros de la Garde, rejetée derrière Argos, à moitié asphyxiée par les gaz brûlants des réacteurs. Je reste aux commandes, prêt à réagir. La brusque apparition d’Argos fait toujours son petit effet. Jason et les Argonautes l’emploient à merveille, comme l’autre fois. Totale est l’impuissance des gardes frappés par nos javelines, paralysés par nos rayons. Une simple corde entrave Prométhée. Bandant ses muscles surhumains, le voici libre. Mais que fait-il ? Au lieu de se précipiter vers Argos, il court vers la Toison d’Or où Jason a déjà pris place. En un éclair, je comprends que je suis joué. Jason a besoin du Titan pour piloter l’antique vaisseau de Rama, conçu pour la toute-puissance et l’omniscience des dieux d’avant. Nul cerveau humain ne saurait le maîtriser. Jason m’a doublé, mais jamais il n’aura cette arme. Ce prince félon ne sera pas le maître du monde, j’en fais serment.

Réagissant dans l’instant, je profère l’envoûtement elfique qui nous entraînera au fin fond du Sidhe, hors d’atteinte de nos poursuivants. De toutes mes forces, de toute la puissance de l’Intention, je m’écrie : « Enn G’wyenn Tyritt Ennglinn !! » et le chronoscaphe embarque tout le monde, y compris quelques gardes noirs, dans les plis du temps.

 

Le Multipli

Les plis du temps se resserrent étroitement autour d’eux tous pour former le Multipli, cet espace sans surface où le temps fait boucle sur boucle et se prend les pieds dans le tapis. Dans le Multipli, nul ne peut ni survivre ni mourir tout à fait. La jonction des opposés rend l’impossible accessible et l’improbable vraisemblable. Tout ce qui n’est pas flottant devient dur. Tout ce qui résiste tombe en miette. Tout ce qui est mort connaît la vie éternelle. Tout ce qui n’existe pas scintille de mille éclats.

Moi, Hénoch l’aïeul, seul pilote du chronoscaphe Argos, je dois agir au plus vite et selon le plan convenu. Prométhée est libre, il est aux commandes de la Toison d’Or, mais Jason n’en tirera pas profit. J’ai résolu de la mettre hors d’atteinte des dieux comme des humains en la cachant dans les Plis du Temps.

Je ne sais quand ni comment nous pourrons en sortir. J’ignore quelle sera la réaction de la Déesse quand elle comprendra que Prométhée est perdu pour elle et pour le monde. Je ne sais si les Argonautes se rangeront de mon côté ou s’ils resteront fidèles à Jason. Je ne sais combien de temps nous pourrons survivre dans cet environnement inhospitalier, sans nourriture, sans eau, et peut-être sans air respirable. Mais je n’ai pas d’autre choix. J’ai agi dans l’urgence, je ne regrette rien, même si ce geste fou devait être mon dernier.

 

Dédales du Multipli

Ici s’arrête le manuscrit  du fameux livre d’Hénoch, mais l’histoire est loin d’être à son terme. Moi, Xavier Séguin, découvreur et traducteur de ces bribes inédites, je dois donner au lecteur des explications techniques que le vénérable patriarche ne fournit pas. Parlons de ce qu’il appelle les plis du temps. Le continuum spatio-temporel, l’espace-temps dans lequel nos vies se déroulent, n’est pas un plan mais une infinité de plans. Tout se passe comme si la trame temporelle avait été pliée et repliée à n’en plus finir, transformant ainsi le plan initial en une multitude de plans, à l’intérieur desquels le temps s’écoule à son rythme propre. Il y a donc autant de temps différents que de plans, chaque plan constituant un univers. 

L’endroit de la pliure s’appelle le Multipli. Celui qui parvient au cœur du Multipli se retrouve dans une sorte de sas. Là se croisent une infinité d’échelles temporelles dans autant de mondes différents. Bien entendu cette zone particulière de l’espace-temps n’est pas accessible à tout un chacun. Seules les races supérieures de chaque galaxie ont leur ticket d’entrée permanent. Inutile de vous dire que nous n’en faisons pas partie. Mieux que ça : nos créateurs, ceux qui ont terraformé notre planète, n’en font pas partie non plus. Le classement est très sélectif…

Voilà pourquoi Jason ni aucun humain, Hathor, Héra, Isis ni aucun des dieux d’avant ne pourront rejoindre les fuyards tapis dans le Multipli. Hénoch n’y est parvenu que grâce à la parole magique des Elfes. Où l’a-t-il acquise ? Est-ce avec Rama qu’il a connu jadis, quand on l’appelait Idriss ? Est-ce auprès des sorcières d’Hyperborée ? Est-ce un secret des Reptiliens ? Nul n’en sait rien. Si longue et tortueuse est le chemin de sa vie !

 

 

Tout votre amour

Beaucoup de chapitres nous manquent dans cette histoire. L’original du livre d’Hénoch ne tiendrait pas dans un seul volume. Il occupait à l’origine tout un rayon de bibliothèque. Le patriarche a écrit des millions de mots parce qu’il a vécu des milliers d’années. Le peu que j’en ai retrouvé n’est qu’une goutte dans un océan de sagesse, un grain de sable dans un Himalaya d’exploits.

Du manuscrit retrouvé, restent quelques feuillets épars que je vais tenter de déchiffrer pour vous. Mais la fin de cette aventure ne semble pas y figurer. Pour ce que j’en sais, Prométhée a ramené la Toison d’Or en Argolide, où elle est encore enfouie. Sans Prométhée, Jason n’a jamais pu la piloter. Le Titan s’est réfugié près d’Hathor. Prométhée a marié sans tante Hérathor, il a régné sur l’Olympe après la mort de l’oncle Zeus. Deux mille ans plus tard, il a cédé son trône à Orphée, poète, Argonaute, et troisième maître des Zeus Olympiens.

Ici s’embrouillent les sources mythologiques. Dionysos lui aussi prétend au trône de l’Olympe. Il a pour concurrent Apollon, frère d’Athéna, fils de Zeus. Tous deux lui succèdent. Prométhée sera le quatrième Zeus, Orphée le cinquième.

Tous ces dieux sont des christs. Nous leur devons amour et respect. Mais au-dessus de leur gloire s’étend l’infinie bienveillance de la déesse des déesses, l’ineffable Ana, dite Héra, dite Hathor, dites-lui tout votre amour.

 

L’Éternelle de la Torah

Pour ma part, je ne leur accorde pas tant d’importance. Aucun d’eux n’a jamais été le véritable patron, Zeus compris. Le pouvoir suprême est toujours resté aux mains d’Hathor, la Grande Déesse. Ces pseudo dieux des dieux ne sont que ses amants. Elle en changeait souvent, difficile d’en tenir le compte exact et la chronologie précise…

Hathor est bannie de la Bible, absente du Coran. Dans la Torah, Hathor est masculine. On l’appelle Hachem, elle est l’Éternelle. Le feu du dragon mâle est la douceur de la femme et la violence de son amour. Hathor, Thorah, Thor n’a pas tort, son marteau t’aura.

La vie d’Hénoch ne se termine pas pour autant, je pense même qu’il vit encore. Je vais aller me balader un peu de son côté sur la ligne de temps, histoire de voir ce qui s’y passe. Sous peu vous saurez la suite, assez délirante à en juger par les quelques fragments qui me restent. Je vous promets de vous la raconter, pour autant que j’en revienne, ce qui n’est pas gagné…

Le guerrier qui voyage sur toute sa ligne de temps est un passe-muraille qui nous montre le chemin à suivre. (Lao Surlam)

 

 

Et si vraiment Dieu existait,comme disait Bakhounine,ce camarade vitamine, il faudrait s’en débarasser.
Léo Ferré