Notre Bateleur – votre serviteur en l’occurrence – poursuit donc son initiation. Après avoir été confié aux soins de sa bonne grand-mère, voici qu’il est hors de danger, réputé viable, et donc digne d’être remis à sa mère. Un nouvel épisode commence pour lui – pour moi. Ce que l’Impératrice va m’apprendre est un précieux viatique pour ce monde matériel.
Pourquoi viable ? N’oublions pas que le tarot date du 17e siècle : depuis le moyen-âge, le nourrisson n’était pas confié à sa mère avant qu’il soit hors de danger. La mortalité post-natale était en effet très élevée, comme Alexandre Astier nous le montre clairement dans le Livre V de sa prodigieuse série Kaamelott. Ainsi donc, me voici enfin dans les bras de Maman. Selon la description originale qu’en a fait Jean-Claude Flornoy, la formation que reçoit le Bateleur auprès de l’Impératrice est celle de l’argent. Comment s’en servir, comment le gérer, comment l’épargner surtout.
Je suis né en 1949, les remous de la guerre toute proche se faisaient encore sentir. Les tickets de rationnement étaient encore en vigueur pour de nombreuses denrées. Frappée de plein fouet par l’absence des hommes pendant de longues années, l’agriculture manquait de bras et les enfants manquaient de pain. L’argent aussi était rare. Ce que Maman m’a montré d’abord, ensuite et enfin, c’est comment éviter d’en dépenser. Comment recycler, réutiliser, retaper, ravauder, raccommoder, transformer, bricoler, requinquer, réparer. Comment faire du neuf avec du vieux pour ne pas aller dans la rue cul nu. J’étais gâté. Troisième après des jumeaux, les vêtements trop petits pour eux ont été mon grand ordinaire. Je me souviendrai toujours de mon premier pantalon neuf. J’avais douze ans. Communion solennelle.
Dans les familles, si c’était alors le père qui ramenait les sous, le rôle de la mère consistait à les répartir au mieux. En gros, chez nous, c’était tout pour la bouffe, et pour le reste on improvise. Les fringues, Maman savait tout faire. Tricoter, coudre, couper, tailler. Papa bricolait beaucoup lui aussi. Les enfants n’ont jamais manqué de rien, même s’ils étaient souvent vêtus comme l’as de pique. Qui s’en souciait dans cette France en noir et blanc ? Quand j’ai vu mon premier film en couleurs par Technicolor®, j’ai compris que l’enfance grise était finie. Avant, tout était couleur muraille, et les murailles de Paris étaient noires de crasse. Et puis Jean-Paul Belmondo a détrôné Louis Jouvet.
Dans le ciné du quartier, on pouvait pour quelques piécettes passer l’après-midi à regarder deux grands films, le plus souvent américains, avec un documentaire sur la fabrication des fixe-chaussettes, des réclames présentées par le petit mineur casqué de Jean Mineur Publicité (Balzac zéro zéro zéro un), les actualités et un dessin animé en couleurs. Parfois, à l’entracte, il y avait un numéro de music-hall. Prestidigitateurs, ventriloques – j’adorais Jacques Courtois et Omer ! – voyantes extralucides, et pour les jeunes spectateurs les plus malins, on avait tout ça gratos en passant par la sortie de secours. Comme ça on gardait nos piécettes pour faire signe à l’ouvreuse : « Esquimaux ! Chocolats glacés ! »
Tendue en avant sur la proue de la barque, ma mère veillait au grain. Dans la barque, mon frère et ma sœur aînés. Loustic et Mastic. Ma petite sœur Picnic n’était pas encore là. Elle allait venir un an plus tard. J’avais trois ans. Nous avions loué un chalet au Grand-Bornand. Avec des vieilles planches pleines d’écharde, Loustic et Mastic avaient fait une cabane en les appuyant sur un mur du chalet. J’y passais mes journées. je revois le franc soleil sur la montagne, j’entends le bruit de l’eau d’un ru qui coulait sans fin dans l’abreuvoir. Il devait y avoir des vaches, robe brune, longues cornes. Sûrement. La Savoie produit le meilleur fromage du monde. Le Reblochon. Au Grand Bornand se produisait le meilleur Reblochon de Savoie. Donc du monde. Le Reblochon de Bastard-Rosset. Donc il devait y avoir des vaches tout autour du chalet. Des tas de vaches. Mais je ne m’en souviens pas, des vaches.
Par contre je me souviens parfaitement du reblochon. C’est ma première expérience gustative de qualité. Dans ces jours sombres, on se contentait de ce qu’il y avait dans l’assiette. Et on mangeait pour vivre. Là, pour la toute première fois, je savourais. Inoubliable. C’est resté mon fromage préféré. Je me souviens aussi des grands airs que se donnaient les jumeaux. Ils se sont toujours donné de grands airs. Ils s’en donnent encore. Bon vent. Et je me souviens de Maman. Elle était vive, elle courait partout. Je ne l’ai jamais vue comme ça par la suite. L’air de la Savoie lui faisait du bien. Dommage qu’elle n’y soit jamais retournée.
De mon père, je n’ai aucun souvenir dans ce chalet. Pourtant il y était, c’est sûr. Mais il était avec nous sans y être. Une partie de lui était restée dans les camps de la Rhur, à Essen. Maman m’a dit bien plus tard que les cinq années qui ont suivi sa libération, Papa était un zombie. Maman prenait toutes les décisions pour lui. Il répondait « Oui ma chérie. » Lointain. Perdu. Trop de copains morts au front, trop de fusillés, trop de tortures. Hébété. Il était ici mais là-bas. Maman portait la famille sur son dos. Elle en a gardé une force intérieure et un don pour l’organisation qui a fait l’admiration de tous ceux qui l’ont connue.
Ma sourcière, mon ôteuse de feu avait la tête bien plantée sur les épaules. Elle savait reconnaître les sources et les ruisseaux souterrains. Je l’ai vue faire dans le jardin. Avec une baguette de coudrier. C’est une fourche de bois vert qu’on prélève dans un noisetier. J’en ai planté deux dans le jardin quand je suis revenu ici pour y finir ma vie. Maman m’a aimé, elle a ouvert la voie à plusieurs autres femmes exceptionnelles. Mais n’anticipons pas. Le moutard de trois ans n’a que faire de ses futures romances. Ici et maintenant. Le Grand Bornand. Bastard Rosset.
Pour mes quatre ans, mes parents ont acheté la maison d’Erquy. Les quinze années qui ont suivi on y passait toutes nos vacances. Au départ il n’y avait qu’une longère de pêchous en grès rose que Picnic occupe aujourd’hui. Quand la famille s’est agrandie avec les pièces rapportées, gendres et brus, Papa a fait bâtir une autre maison dans le jardin magique. J’y reçois des amis passants.
Moi j’habite l’ancien garage, en haut du jardin. Une vue splendide. J’ai tout refait. Face à la mer, au milieu des fleurs, je regarde le soleil qui miroite sur la mer. Du vent se lève sur la baie. L’arbre que j’ai planté cette année-là, à l’été 53, domine de sa haute futaie les coteaux alentours. Son ombre me prive du soleil jusqu’à midi passé. Mais pour rien au monde je ne le mettrais à terre. Il est la chair de ma chair, je suis du bois dont on fait les arbres. Grâce à lui.
Papa avait ramassé une pomme de pin germée sur la lande du Portuais. « Regarde-moi ça, mon Pippala. On va le planter dans le jardin. Bientôt, ça va faire un pin. » Un pain ? Je comprenais tout de travers. J’avais quatre ans. Ça n’a pas changé, j’en ai 70. Papa m’appelait Pippala quand il était vraiment là. Le reste du temps, il ignorait jusqu’à notre existence. Je ne l’ai vraiment connu que bien plus tard. Il y a un temps pour tout. Parfois on n’est pas prêt. Attendre. Tout vient à point si tu sais attendre.
Maman est arrivée un peu plus tard, jeune accouchée, avec ma petite sœur dans un couffin. Dans un coupe-faim ? Mais non, tais-toi donc. Je me souviens de la première fois que j’ai vue Picnic. Sa bouille toute ronde. Après elle a porté des nattes. Ses cheveux blonds et son air étonné tout le temps. Bébé déjà, elle se demandait ce qu’elle faisait là. On se pose tous la même question en arrivant, on fait semblant, à l’intérieur on n’en revient pas. Mais chez elle ça se voyait.
Maman qui pouponne. Trop chou. Je n’avais jamais vu ça. Les jumeaux s’en tapaient, ils avaient déjà pouponné avec moi, aucune envie de remettre ça. Ils ont décidé qu’elle n’avait aucun intérêt et s’y sont tenus toute leur vie. Mastic m’a demandé un jour : « Tu crois que Picnic est vraiment de la famille ? » Mastic est grave.
Voilà quelques-unes des facettes qui me reviennent quand je pense à Maman qui s’occupe de son Bateleur. Mais ça s’est arrêté peu après. Elle avait une nouvelle Bateleuse. Du pain sur la planche. Et c’était pas fini.
La peur ressemble à l'ego. Tant qu'on est vivant, on ne s'en débarrasse pas.
Il n'y a pas quatre éléments, mais cinq. Le premier s'appelle l'éther. On l'a oublié…
Oui, perdu. Mais qu'on ne s'inquiète pas, le remplaçant est prévu.
Je vous demande un ultime effort pour sauver Eden Saga. C'est maintenant !!
L’aventure Eden Saga aura duré dix huit années. Reste encore UNE chance, la toute dernière.
Le Yi King nous est parvenu incomplet. J'ai restauré un hexagramme.