Le jeune Bateleur que je fus a reçu l’expérience de deux instructeurs, la Papesse et l’Impératrice. Il est temps pour lui de s’entraîner aux armes avec son père, que Tarot appelle arcane IIII L’empereur. Entraînement guerrier. Mais mon père n’était pas du genre.

Moins un empereur qu’un éternel absent. Le soleil s’était couché jadis sur les coteaux de son cœur. Un soleil de forge dans les hauts fourneaux de la Ruhr. Mon père était près de nous mais en même temps il n’est jamais revenu de captivité. La sale guerre a tué son âme. Son esprit vaincu a dérivé au gré des vents. Il s’est échoué sur une plage à Erquy. J’ai la garde de la maison qu’il a construite. Je veille sur les décombres d’une vie volée. Mon empereur de père était un homme parfait. Dommage qu’il ait choisi l’absence.

Près de lui j’étais censé apprendre à me battre. Il avait la guerre en horreur. J’étais censé m’aguerrir sur le parcours du combattant. Il s’est réjoui que je sois réformé. J’étais censé, sinon verser mon sang, au moins verser ma sueur pour la patrie. Il m’a dit : « J’ai donné sept ans à l’armée française, j’ai payé pour toi, pour tes fils, et pour les fils de tes fils. Ne partez pas à l’armée. » Coup de bol : je n’en avais pas la moindre envie. 

Avec lui j’aurais dû apprendre comment progresser les armes à la main, comment éplucher des kilos de patates, comment faire une belle carrière militaire, comment compter sur les copains, comment gravir les échelons et monter de grade en grade. Mon père n’en a pas eu. Quand un sous-off l’a proposé comme soldat de première classe, il a répondu : « Non merci. Je reste seconde classe. » À ras de terre, humble parmi les humbles.

Papa, je l’ai toujours vu du côté des faibles. Il souriait, il blaguait avec eux, et la joie revenait dans les cœurs. Il accueillait une foule de familles dans les trois maisons sur la colline. Un temps il y en eut quatre. Pour accueillir davantage. Il a toujours refusé les grades, décliné les passe-droits. Il a reçu une médaille pour bravoure. Pas son truc. Il l’a rangée au fond d’un tiroir avec son livret militaire. Je l’ai retrouvée. 

Papa était seconde classe dans un régiment de cavalerie. Tandis que la cavalerie allemande en uniforme kaki et treillis camouflage déboulait dans des blindés tout neufs, la cavalerie française bleu ciel, baïonnette au canon, éperonnait des chevaux fourbus.

Il ne nous manque pas un bouton de guêtre, avait dit je ne sais quel gradé. Tu parles ! Nos troupes avaient un siècle de retard. La commune de Paris contre les Prussiens, voilà ce que les scrogneugneux ont fait rejouer aux troupes françaises en 39-40. Sauf qu’en face il y avait des armes modernes Deutsche Qualität. Nos braves pioupious ont chargé quand même. C’était ça ou dos au mur bandeau sur les yeux. 

Contrairement à leurs pères en 14, le mien et ses camarades ne sont pas partis la fleur au fusil. Ils ne voulaient pas y aller. Les allemands sont des braves types comme nous, disait mon père. Pourquoi leur tirer dessus ? Maintenant on est copains comme cochons. Gute Kameraden ! Ça lui donne raison… Mon père disait : Ils ont perdu la guerre, mais ils gagneront la paix, tu verras. Là encore, mon père n’avait pas tort.

C’est à cheval que son bataillon a chargé des mitrailleuses allemandes tapies dans un sous-bois. Une hécatombe. Il a vu ses camarades tomber. Il a entendu les balles siffler. Il a senti l’adrénaline, la peur, la poudre, la sueur et le sang. Chevaux morts. Hennissements de terreur. Gémissements des blessés. Là il reçoit une balle qui le désarçonne. Mon père tombe dans la boue. Un éclair rouge sang illumine le carnage. Silence assourdissant. Un obus vient d’éclater tout près de lui. Il vit.

Il m’a raconté dix fois, cent fois cette histoire. Chaque fois il minimisait davantage. La balle lui avait traversé le gras du bras. Sur le coup il n’a rien senti. L’adrénaline de l’assaut avait masqué pour un temps la douleur. Il avait au biceps gauche une cicatrice à peine visible. Et la croix de guerre pour bravoure au combat. Quelle bravoure ? disait Papa. C’était ça ou le peloton d’exécution. On n’a pas eu le choix. Tout de même ! Charger sabre au clair, à cheval, vers des nids de mitrailleuses, ça laisse rêveur. La mort n’a pas voulu de lui. La vie non plus, par la suite.

Vous voyez que mon bonhomme de père n’avait rien de l’arcane IIII – L’Empereur telle que la décrit Jean-Claude Flornoy. Il était résolument pacifiste, ne supportait rien qui évoquât l’armée, ni ses classes interminables, ni sa captivité plus longue encore. Rien non plus qui lui rappelât sa jeunesse enfuie, donnée à son pays pour un si petit bénéfice. Une drôle de guerre perdue. Comme lui. Il y a laissé 7 longues années, les plus belles de la jeunesse, entre 21 ans et 29 ans. Récupère-t-on une si lourde perte ? D’autres sans doute ont réussi, pas lui. Il a payé ce manque de toute une vie de zombie largement à côté de ses pompes.

Je l’aime tel qu’il fut, non parce qu’il est mon père, mais parce que j’admire la voie qu’il a tracée, solitaire et incompris même de sa famille. Ne croyez pas que personne n’a illustré pour moi les valeurs de l’Empereur. Si l’on n’a pas connu sa grand-mère, on trouve une personne qui va jouer ce rôle d’initiatrice. Idem pour sa mère, son grand-père ou son père. Le vivant trouve toujours des remplaçants.

Plus tard, j’ai connu un homme qui a joué pour moi le rôle dont mon père n’a pas voulu. C’était mon chef de troupe aux scouts de France. Il a incarné au plus juste toutes les valeurs de l’armée, de la police, du maintien de l’ordre et de la protection des faibles. Je lui en sais gré infiniment, il sait combien je l’aime. J’ignore s’il vit encore, je ne sais s’il me lit, ce serait pour lui l’occasion de se manifester : la rubrique « contact » est faite pour ça. 

S’il vit encore, il doit avoir dans les 85 ans. Tel que je le connais, il est toujours en pleine possession de ses moyens. Sa vitalité, son enthousiasme et sa vigueur peu commune ont longtemps forcé mon admiration. C’est lui que Jean Dodal a représenté sur l’image de L’empereur. Il règne à jamais sur mon adolescence. Qu’il soit béni, même s’il s’en fout.

Boris Vian, Le déserteur

 
Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir
 
Monsieur le Président
Je ne veux pas la faire
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens
C’est pas pour vous fâcher
Il faut que je vous dise
Ma décision est prise
Je m’en vais déserter
 
Depuis que je suis né
J’ai vu mourir mon père
J’ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants
Ma mère a tant souffert
Qu’elle est dedans sa tombe
Et se moque des bombes
Et se moque des vers
 
Quand j’étais prisonnier
On m’a volé ma femme
On m’a volé mon âme
Et tout mon cher passé
Demain de bon matin
Je fermerai ma porte
Au nez des années mortes
J’irai sur les chemins
 
Je mendierai ma vie
Sur les routes de France
De Bretagne en Provence
Et je dirai aux gens
Refusez d’obéir
Refusez de la faire
N’allez pas à la guerre
Refusez de partir
 
S’il faut donner son sang
Allez donner le vôtre
Vous êtes bon apôtre
Monsieur le Président
Si vous me poursuivez
Prévenez vos gendarmes
Que je n’aurai pas d’armes
Et qu’ils pourront tirer
 
Paroliers : Berg / Vian© Ed. Paul Beuscher, Editions Beuscher Arpege, Pepamar Music Corp., Beuscher Arpege, PEPAMAR MUSIC CORP, WB MUSIC CORP OBO PEPAMAR MUSIC CORP.
Xavier Séguin

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