Avec l’âge vient l’envie de transmettre ce qu’on appris tout au long d’une vie. Ce désir est légitime, pare qu’il peut en aider d’autres. Par contre, le désir de laisser une trace est beaucoup moins innocent parce qu’il peut en gêner d’autres. Il peut paraître légitime à certains. Pour moi, il est surtout égotique.
Laisser une trace. Mais laquelle ? Graver un cœur et deux initiales sur le tronc d’un hêtre qui ne vous a rien fait ? Se faire tatouer le nom de sa chérie quand on a 20 ans pour le regretter dès la rupture et pour tout le reste de sa vie ? Vider le cendrier par la fenêtre de sa voiture, quitte à foutre le feu avec un mégot mal éteint ? Abandonner son véhicule hors d’usage au bord d’un chemin en forêt ? Taguer un édifice public ou un mégalithe ? Rayer un CD ou un DVD prêté ?
Ce genre de trace ne dénote que le manque d’impeccabilité et l’irresponsabilité de leur auteur. Toutes les traces sont-elles aussi débiles ? Dans ce domaine comme ailleurs, rien ne peut être tranché de façon péremptoire et définitive. Au lieu de manier le couperet, apprenons à marcher sur des œufs. Prudence est mère de sûreté. Quand j’étais scout, le chef de troupe nous apprenait à chaque instant l’art du respect. Respecter les autres, respecter la vie, respecter la nature, se respecter soi-même.
En ce temps lointain de mon enfance, la pratique du camping était beaucoup moins encadrée qu’aujourd’hui. Les camps scouts se déroulaient en pleine nature, chez des particuliers accueillants, voire sur les terres domaniales. Le camping sauvage était autorisé presque partout et toléré ailleurs. Aussi importait-il de laisser les lieux de camp parfaitement propres, et d’y effacer la moindre trace de notre passage. Nous y mettions notre point d’honneur et cette belle philosophie est devenue à jamais la mienne.
Comme les boys-scouts, les Amérindiens des plaines d’Amérique faisaient disparaître toutes traces de leur campement, de façon à laisser la nature intacte, comme ils l’avaient trouvée. On aimerait que les gens du voyage aient la même sagesse et le même respect. La religion non formelle des Amérindiens incluaient le respect de la terre sacrée, partie du culte intime et personnel du Grand Esprit Wakan Tanka.
Ce qu’un Sioux Lakota faisait pour la terre mère, il le faisait « au nom de tous les siens », Mitakuyé Oyasin. Ainsi quand les guerriers montait la sweat-lodge – Onikaghe en Lakota – pour leur cérémonie de vapeur purificatrice, ils veillaient à la démonter totalement, brûlant les jeunes branches de saule qui avaient servi à bâtir l’armature. Les peaux de bison, ils les remportaient avec eux, soigneusement pliées sur leur travois.
On m’objectera que les travois n’étant pas munis de roues, ils laissaient deux traces parallèles partout où les Indiens les traînaient. C’est exact, mais je répondrai à mes objecteurs que le purisme me fatigue. « Tout ce qui est pur est imbuvable » disait l’autre dont le nom m’échappe. Moi aussi je laisse une trace. Elle est sous vos yeux, peut-être dans votre cœur. Et je m’en réjouis. Virtuelle, dématérialisée, elle est moins polluante qu’un livre, qui coûte des arbres pour son papier, et qui un jour salira le caniveau.
J’ai jonglé durant toutes mes vies pour éviter de crever l’écran. J’ai réussi à rester dans l’ombre salutaire. Pour vivre heureux, vivons cachés. Je m’y suis évertué. Au Fort-Lalatte en juillet 1958, j’étais figurant dans le film Les Vikings avec Kirk Douglas. Ma prestation a été coupée au montage. À Nanterre en mai 68, j’étais planqué derrière Cohn-Bendit. On ne me voit pas sur les photos. La chance que j’ai eue !
J’ai publié mes premiers poèmes dans un journal fait par les élèves du collège Stanislas, la couverture était dessinée par un autre élève, Martin Veyron. Le boulet n’est pas passé loin.
J’ai fait de la musique. J’ai composé des tas de chansons que j’interprétais dans les couloirs du métro. Puis dans les hootenannies de l’American Church in Paris. J’ai chanté avec Hugues Aufray, Graeme Allwright, Steve Waring et bien d’autres folkeux. En Bretagne avec Glenmor et Alan Stivell, qui s’appelait encore Alain Cochevelou. Sur l’île de Wight avec les Trianglophone. Dans les caves de Paris avec Louis Bertignac et Jean-Louis Aubert – avant le groupe Téléphone. Sauvé par le gong ! Mais ça n’a pas fait de moi un bon musicien.
Plus tard j’ai bossé à la télé du temps de l’ORTF. J’étais du bon côté de la caméra, celui qui n’apparaît pas sur l’écran. Un réalisateur m’a remarqué, ma carrière allait commencer, crac ! dissolution de l’ORTF. J’ai été vidé avec 600 autres travailleurs occasionnels. Coup de bol : un peu plus j’étais baisé.
À l’école de journalisme, j’étais pote avec Patrick Sabatier. À peine sorti de l’école, il est devenu l’animateur préféré des Français. On voyait sa tronche en 4×3 sur les murs avec le slogan : « Le plus beau sourire de la télé ». Il a caracolé sur le petit écran, tout lui réussissait, jusqu’à la chute. Vingt ans de traversée du désert. Enfin repêché in extremis par Cyril Hanouna. Les malheureux ! Pas eux, oh non. Les malheureux, c’est le public.
Il n’aurait fallu / Qu’un moment de plus / Pour que la mort vienne
Mais une main nue / Alors est venue / Qui a pris la mienne (source)Louis Aragon chanté par Léo Ferré
Laisser une trace ? Maintenir sa présence subtile sur cette planète via la célébrité, alors que d’autres aventures vous attendent peut-être à l’autre bout du cosmos ? Ou carrément ailleurs ?
Laisser une trace comme le skieur qui fait du hors-piste sur une pente vierge pour que toute la station puisse admirer son graffiti ?
Jésus a dit : Soyez passants. Toutes les traces qu’il n’a pas laissé dessinent son portrait en creux. C’est beaucoup mieux.
Ne laisser d’autres traces que dans le souvenir heureux de ceux qu’on a aimé. Ne plus abîmer si peu que ce soit cette belle planète bleue en passe de devenir la planète grise. On l’a déjà assez bousillée comme ça. Moratoire.
Les deux jours les plus importants de ta vie sont le jour où tu es né et le jour où tu comprends pourquoi.