« Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment dans les démocraties aussi bien que dans les régimes totalitaires. Cette ignorance est si forte, souvent si totale, qu’on la dirait voulue par le système, sinon par le régime.

 

« J’ai souvent réfléchi à ce que pourrait être l’éducation de l’enfant. Je pense qu’il faudrait des études de base, très simples, où l’enfant apprendrait qu’il existe au sein de l’univers, sur une planète dont il devra plus tard ménager les ressources, qu’il dépend de l’air, de l’eau, de tous les êtres vivants, et que la moindre erreur ou la moindre violence risque de tout détruire.

« Il apprendrait que les hommes se sont entretués dans des guerres qui n’ont jamais fait que produire d’autres guerres, et que chaque pays arrange son histoire, mensongèrement, de façon à flatter son orgueil. On lui apprendrait assez du passé pour qu’il se sente relié aux hommes qui l’ont précédé, pour qu’il les admire là où ils méritent de l’être, sans s’en faire des idoles, non plus que du présent ou d’un hypothétique avenir.

« On essaierait de le familiariser à la fois avec les livres et les choses ; il saurait le nom des plantes, il connaîtrait les animaux sans se livrer aux hideuses vivisections imposées aux enfants et aux très jeunes adolescents sous prétexte de biologie ; il apprendrait à donner les premiers soins aux blessés ; son éducation sexuelle comprendrait la présence à un accouchement, son éducation mentale la vue des grands malades et des morts.

« On lui donnerait aussi les simples notions de morale sans laquelle la vie en société est impossible, instruction que les écoles élémentaires et moyennes n’osent plus donner dans ce pays. En matière de religion, on ne lui imposerait aucune pratique ou aucun dogme, mais on lui dirait quelque chose de toutes les grandes religions du monde, et surtout de celle du pays où il se trouve, pour éveiller en lui le respect et détruire d’avance certains odieux préjugés.

« On lui apprendrait à aimer le travail quand le travail est utile, et à ne pas se laisser prendre à l’imposture publicitaire, en commençant par celle qui lui vante des friandises plus ou moins frelatées, en lui préparant des caries et des diabètes futurs. Il y a certainement un moyen de parler aux enfants de choses véritablement importantes plus tôt qu’on ne le fait. »  Marguerite Yourcenarextrait de « Les yeux ouverts » livre-interview de Matthieu Galey, Ed. Le Centurion

 

 

Marguerite Yourcenar (1903-1987) ne ressemble à personne, n’imite personne, et tous ses traits frappent juste. Son œuvre, romans historiques, autobiographies, se développe selon sa logique propre, celle du chemin intérieur et de la découverte de soi, très à l’écart des modes littéraires de son époque : le siècle dernier.
 
Sa langue, au style épuré et classique, son esthétisme, la priorité au récit, au travail du conteur, à la narration. Inspirée par la sagesse orientale et par la philosophie gréco-latine, la pensée de l’écrivain ne s’est jamais éloignée de l’humanisme de la Renaissance : « Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même : mes premières patries ont été les livres. »
 
Chez elle, dès l’enfance, l’écriture est une nécessité qui fait loi. Elle a passé sa vie à bourlinguer, déesse aux pieds poudreux, sautant de cœur en cœur et de continent en continent, butinant dans les livres et les rencontres – qui souvent ne font qu’un pour elle – l’aliment de son incroyable et multiforme œuvre littéraire.
 
 

Chaque joie innocente est un reste de l’Eden.

Marguerite Yourcenar
 
 
La reconnaissance des lecteurs attendra pourtant ses 48 ans. Son roman Mémoires d’Hadrien, en 1951, connaît un succès mondial et lui vaut le statut définitif d’écrivain, consacré en 1970 par son élection à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, et dix ans plus tard, par son entrée à l’Académie française, grâce au soutien actif de l’écrivain académicien Jean d’Ormesson.
 
 
 
 
L’Œuvre au noir, initiée dès 1923-24, paraît en 1968. Ce roman est sans doute la clé de voûte de l’œuvre de Marguerite Yourcenar: «Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts.» Il incarne surtout celui qui est de passage, pour qui la quête de sens transite nécessairement par l’abîme. (source)
 
Une femme, être libre, animée d’un idéal puissant, est descendue dans la fosse aux lions pour y faire entendre son rugissement. Le cri fauve retentira longtemps dans la triste nuit des cœurs. Elle écrit pour faire partager la hauteur de ses vues, elle se livre pour délivrer. La clarté de ses analyses et la sûreté de son jugement, comme en témoigne le texte cité, avec quelle force, nous contraignent à grandir, grandir encore pour faire fructifier son héritage.
 

Je condamne l’ignorance qui règne en ce moment, si forte qu’on la dirait voulue par le système.

Marguerite Yourcenar
 
 
 
Xavier Séguin

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