
La mise droite et le verbe convenu, ce prof d’histoire n’avait jamais douté de ses certitudes : les siècles, les ères, les dates, il a tout enregistré, il connaît tout par cœur et c’est aussi bien classé dans sa mémoire que le sont les volumes dans une bibliothèque universitaire. Benoît est un authentique pro de Clio, muse de l’Histoire. D’ailleurs il roule en Clio…
L’antique témoin
Ce lundi, il donne un cours sur Pompéi. Facile ! Il connaît tout ça par cœur : Pompéi-a-été-ensevelie-sous-les-cendres-du-vésuve-en-79 EC.ère commune,-découverte-en-1709-fouillée-en-1738, fin de l’histoire. Les yeux fermés, Benoît peut réciter Pline le Jeune comme un gamin chante une comptine :
Le sommet du mont Vésuve brillait sur plusieurs points de larges flammes et de grandes colonnes de feu dont la rougeur et l’éclat étaient avivés par l’obscurité de la nuit. Mon oncle dormit d’un sommeil qui ne peut être mis en doute, car sa respiration était entendue par ceux qui allaient et venaient devant sa porte. Mais la cour par laquelle on accédait à son appartement était déjà remplie de cendres mêlées de pierres ponces. On le réveille, il vient rejoindre Pomponianus et les autres qui avaient passé toute la nuit debout.
L’oncle de Pline meurt asphyxié. Quand le jour revint, son corps fut trouvé intact, en parfait état et couvert des vêtements qu’il avait mis à son départ ; son aspect était celui d’un homme endormi plutôt que d’un mort. (source)Pline le Jeune
Pline le Jeune n’a pas vécu dans l’antiquité. Regardez son vêtement, le livre qu’il tient. On le dirait contemporain de Rabelais…
Et tout s’écroule
Malgré sa mémoire éléphantesque, Benoît est un prof consciencieux, il prépare ses cours en farfouillant dans les moindres détails. Ce soir-là, il est tombé sur des planches jaunies d’un autre temps : l’éruption du Vésuve aurait englouti Pompéi à une date hautement fantaisiste — 1631 !! La disparition de Pompéi antidatée de plus de 15 siècles ! Allons donc ! L’éruption du Vésuve date de 79, tout le monde le sait. Quelle erreur grossière !
Il repousse aussitôt cette ânerie comme on chasse une mouche importune. Mais la mouche revient vite. Il tombe sur une série d’autres preuves, des plaques gravées, un livre aussi, avec des chroniques qui citent la même date ! Avec un bel ensemble, tous ces témoins évoquent la disparition de Pompéi comme la chose la plus naturelle du monde. L’éruption du 17ᵉ siècle a bel et bien existé !
Benoît continue à fouiller cette nouvelle chronologie qu’on appelle récentisme. Fébrile, tremblant, il se jette dans l’enquête avec l’ardeur inquiète d’un étudiant qui a tout oublié avant l’examen. Autant vous dire qu’il croit devenir cinglé.
Il était une fois, au Xe siècle…
Anatoli Fomenko est l’initiateur de la théorie de la nouvelle chronologie ou Récentisme.
« Pour Fomenko, l’histoire mondiale est beaucoup moins longue qu’on ne le dit. La formule de cette grande mystification est simple : prenez un événement, copiez-le et transposez-le à d’autres époques. Et voilà comment on obtient 2 000 ans d’Histoire sans trop se fouler.
Vous ne ratiez pas un seul cours d’histoire antique à la fac ? Vous avez perdu votre temps. Selon Fomenko et ses amis, ce que vous avez appris sur les bancs de l’amphi n’est qu’une série d’élucubrations forgées par les Jésuites.
Pour les théoriciens allemands comme Uwe Topper, le doute n’est pas permis : l’histoire telle que nous la connaissons est une machination fomentée par l’Eglise catholique, qui a réformé le calendrier en 1582 sous le pontificat de Grégoire XIII. Ajouter quelques siècles au compteur aurait donc servi à asseoir la légitimité du catholicisme. » (Le Nouvel Observateur)
Quoi-quoi-quoi ?! C’en est trop pour Benoît. Décidément on ne respecte plus rien. La chronologie immuable qu’il possède jusqu’au bout des ongles devient caduque. Il perd le nord. Les colonnes qui soutenaient son temple intérieur se fendillent et menacent de tomber. Il doit en avoir le cœur net.
Confusion
Les découvertes de Benoit le plongent dans un abîme de confusion. Il passe de l’euphorie à la colère. — Le Nouvel Obs en a de bonnes! se dit Benoit quasi furieux. La réforme du calendrier a surtout servi à planquer l’inexistence de Jésus.
Peut-être avait-il lu ce précédent article Quel Moyen-Âge ? « Le personnage de Jésus serait-il une pure invention ? On sait que sa réalité historique n’a jamais été acquise. Notre calendrier n’a pas d’année zéro pour célébrer la naissance de Jésus. Il passe directement de -1 à +1. L’année de Jésus a été tout simplement éludée… » (Lire la suite)
Pour Benoît, c’en est trop. Un tel bouleversement doit-il être pris au sérieux ? Quelqu’un a écrit que l’école et l’église doivent être résolument retardataires. Il s’agit donc de marcher sur des œufs…

François de Sarre
François de Sarre est l’un des défenseurs français du récentisme. Zoologue de formation, il a fait connaissance avec le récentisme au contact d’universitaires allemands dans les années 90.
Il est l’auteur du seul livre en français sur le sujet. Après avoir été publié en e-book en 2006, « Où est donc passé le Moyen Age ? », il a été édité l’année dernière aux éditions Hadès. Leur slogan : « Au service de la dissidence ».
Il se souvient du moment où il a eu des doutes sur la chronologie classique : « Ma première rencontre avec une discordance de l’Histoire a eu lieu à Split, Croatie, en 1966, alors que je participais à un stage de biologie marine comme étudiant. J’avais été frappé par l’état de fraîcheur du Palais de Dioclétien, daté du IVe siècle de notre ère. Mais le plus étonnant était de voir comment les maisons de la Renaissance s’imbriquaient à l’ensemble architectural d’époque romaine, comme s’il n’y avait jamais eu mille ans entre les deux périodes. »
Selon lui, toute la période du 7e au 14e siècle n’aurait jamais existé. Les chroniqueurs comme Joseph Scaliger se seraient ensuite chargés de le dédoubler puis de combler le trou entre les deux.
Porté par l’énergie du désespoir, Benoît se bat pour garder sa santé mentale. Lui qui a toujours enseigné sans trembler se voit pris de vertige. Que reste-t-il d’une certitude quand l’incertitude s’invite avec autant de présomptions troublantes ? Sans parler des preuves insolentes…
Pompéi en vedette
Notre brave prof mesure tout le poids de son rôle : enseigner sans trahir, mais sans mentir non plus. Tant de scrupules l’accablent et détraquent sa mécanique bien huilée. Les collègues, le directeur, ses élèves, le programme, rien ni personne ne l’oblige à changer quoi que ce soit. Il n’a qu’à répéter le manuel, servir à ses convives le plat homologué sans chercher de fioritures. Ses élèves ne demandent qu’à manger ce qu’il mettra dans leur assiette.
Le « problème Pompéi » est régulièrement soulevé par les récentistes comme un des arguments de leur thèse. Il s’appuie sur les travaux d’un chercheur russe, Andreas Tschurilow, relayés en français dans une vidéo Youtube publiée par Douglas Connan.
Andreas Tschurilow, né à Astana (Kazakhstan), était ingénieur technique à Deggendorf (Bavière). En 2008, il fait des recherches sur les ruines de Pompéi et découvre des faits étonnants, publiés dans un article détaillé sur la Chronologie révisée (encore seulement en allemand) sous le titre Nicht der iment Tag von Pompeji. Sous les cendres volcaniques, il a découvert un canal, documenté comme construit vers 1600 EC.ère commune, et dans un musée local, il a trouvé une inscription datée de 1645, qui mentionne Pompéi comme détruit par l’éruption du Vesuve 14 ans auparavant, soit en 1631. (source)
Daté de Naples 1633 — Y figure la narration de l’éruption et la mention de Pompéi et d’HerculanumVoir plus bas la stèle entière
L’an de grâce 1631
Située sur les pentes du Vésuve, à quelques encablures du volcan qui ensevelit naguère les cités d’Herculanum et de Pompéi, la ville de Portici abrite une stèle de marbre gravée d’une épitaphe en langue latine. En voici la traduction : « Tous nos descendants auront intérêt à lire avec la plus grande attention cette histoire écrite au surlendemain de ce jour de fureur. Faites attention ! Quand le Vésuve se réveille, ne vous laissez pas surprendre, je vous avertis que dès le lendemain, vous allez subir une horrible catastrophe. Alors, je vous le répète, n’hésitez pas ! (…)
Ceux qui sont dans son voisinage devront fuir quand il est encore temps, car il va de plus en plus cracher du feu, vomir de la lave, et finalement exploser, tout ruiner et vous couper la retraite. Si vous ne vous enfuyez pas très vite, vous allez mourir ! »
Pour tout un chacun, il pourrait s’agir là d’une stèle datant de l’époque du mythique Empire Romain relatant la célèbre éruption antique. Détrompez-vous, cette inscription est infiniment plus récente. On le sait car par bonheur elle est datée. Et on peut y lire ceci :
« Le 16 décembre de l’an de grâce 1631, sous le règne de Philippe IV, Emmanuel Fonseca, vice-roi. »
Philippe IV de Habsbourg, né le 8 avril 1605 à Valladolid et mort le 17 septembre 1665 à Madrid, est un roi d’Espagne qui a régné de 1621 à 1665. (wikipedia)
Au-dessus du vide
Benoît ne peut plus jouer la comédie. Il se souvient d’Antoine Blondin, un auteur dont il admire l’insolence. Blondin a toujours refusé de s’enfermer dans les dogmes. Transmettre le sourire de Blondin devant les certitudes qui s’effritent. Le rôle d’un professeur d’histoire ne se limite pas à rabâcher les dates. Il peut aussi enseigner le doute.
C’est dit : il va raconter deux histoires à ses élèves, celle du manuel et celle de la date impensable. La vieille histoire aussi solide qu’un pont romain, et la nouvelle qui n’est qu’une planche au dessus du vide. À ses élèves de choisir. Le prof se mue en passeur de précipice.
Le lendemain, Benoît retrouve la sûreté de ses débuts. Comédien, tragédien, il récite Pompéi en ménageant ses effets. Diction, gestuelle, tout concourt au suspens. Le ton calme et posé progressivement s’enflamme.
En une seule nuit fatale, le Vésuve rappelle aux hommes qu’ils sont toujours dans la main des dieux. La lave et les cendres jaillissant de sa bouche captivent toute la classe. Ses élèves frémissent devant l’éclair orange du Vésuve. Ils accompagnent le peuple romain dans sa fuite et boivent avec Pline la coupe fatale de la curiosité. Triomphal, euphorique, Benoît joue au grand prêtre de la Mémoire.
Quelques instruments chirurgicaux trouvés à Pompéi dans la Maison du chirurgien
Un trouble délicieux
Bientôt le ventriloque de l’Histoire pose ses lunettes et se laisse envahir par un trouble délicieux. Il tremble de désir dans les bras de cette amante clandestine.
— Pourtant…
Toute la classe cesse de griffonner.
— Pourtant, un mystère demeure à Pompéi. Tout n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Quand la ville engloutie par les cendres fut enfin dégagée, on recensa de nombreux trésors antiques. Et parmi eux, une trousse d’outils chirurgicaux. Des pinces, des scalpels, des aiguilles qui ressemblent étrangement aux instruments que Molière a si bien décrit dans le Médecin malgré lui. Ceux qui sont encore exposés dans des musées du 17eme siècle.
La Maison du chirurgien de Pompéi est parmi les maisons les plus anciennes de la vieille ville. Cette demeure doit son nom à la découverte de plus de deux cents instruments chirurgicaux, parmi lesquels des sondes et des bistouri et des instruments plus rares encore. Le nombre de pièces trouvées et leur extraordinaire modernité nous disent clairement qu’à Pompéi, la chirurgie n’était pas un art brut et primitif, mais un art avancé et presque parfait pour l’époque. (source)
Les Trois Grâces : la fresque de Pompéi à gauche, une sculpture au musée du Louvre à droite. Existent aussi d’innombrables tableaux du Quattrocento italien.
Si Pompéi avait été détruite en 79, ces tableaux et statues n’existeraient pas. (wikipedia)
L’élégance du doute
D’un regard circulaire, le prof embrasse toute la classe. Les fronts se froncent. L’étonnement incrédule se lit sur tous les visages. Benoît savoure ce trouble, se délectant d’avance du coup de tonnerre qu’il prépare.
— On dira que c’est le génie précoce des Romains, bien sûr. Mais la coïncidence a de quoi faire réfléchir…
…quand on sait qu’en 1631, une nouvelle éruption du Vésuve ravage la région. Et dans certaines chroniques de l’époque, la destruction de Pompéi est encore mentionnée. Curieux vraiment, cette ville détruite deux fois. Reconstruite au même endroit après sa destruction. Oui, vraiment très curieux.
Une nouvelle pause. Le temps pour le prof d’effacer le comédien.
— Retenez la date de 79, celle du manuel. Car c’est elle qui sera exigée aux examens. Mais gardez au fond de vous le parfum de cette autre histoire, plus palpitante, tellement incroyable qu’elle n’a pas encore trouvé sa place dans les livres.
Benoît a déposé dans les jeunes têtes une graine de doute — qui, un jour, pourra pousser et s’épanouir.
Les trois grâces
Faisons comme les élèves de Benoît, retenons la date de 79. Mais à contrecœur, car d’autres preuves arrivent dare-dare. L’original de la fameuse allégorie des Trois Grâces a été retrouvée en fresque dans une villa de Pompéi. Si la ville avait effectivement été détruite en 79, comment expliquer que tant de peintres et de sculpteurs du Quattrocento, de la Renaissance Italienne, aient pu s’en inspirer pour créer leurs œuvres innombrables ?
Le soir même, dans sa chambre, Benoît repasse toute la scène. Historien le jour, poète la nuit, funambule toujours. Levant son verre de vin rouge, il trinque avec le ciel étoilé en murmurant : À toi, Pompéi, éternelle maîtresse des dates impossibles.
Et dans le silence, il perçoit un rire lointain. Taquines, mutines, lutines, les Trois Grâces se moquent de ses rêves comme de ses tourments.
Les Trois Grâces par Niki de Saint Phalle
Rome et l’empire
- Constantin Christ Empereur
- Deus ex machina
- Vies antérieures ?
- L’apothéose de Constantin
- Le règne de Rome
- Le calendrier de César
Le grand bazar des dates
Le mensonge universel
Les calendriers parallèles
L’histoire menteuse
Sept siècles fictifs
Jésus d’Avignon
Quel moyen-âge ?
Pompéi 2.0
Quel Moyen-Âge ? …On se le demande !

