Premier amour

J’avais quinze ans. Elle était blonde comme les blés. J’étais romantique comme on ne l’est plus. Je caressais des yeux ses longs cheveux soyeux qui dansaient dans le creux de ses reins. Et ça m’allait bien. Ainsi commence ma toute première histoire amour, affolant mon esprit et mes sens pendant quatre années douces.

Elle s’appelle Flavie. Dès notre première rencontre, je deviens le capitaine de son cœur. Paris au printemps, capitale des amoureux. L’île au Cygnes est une promenade qui se faisait au clair de lune, main dans la main. Mais je n’osais la toucher. L’effleurer des yeux m’était déjà brûlure intense. Délicieuse, foisonnante de promesses inconnues, de plaisirs à venir, de serments éternels, et douloureuse aussi. Cuisante incertitude qui crée le doute à force de magnifier l’être aimé.

Nos mains se frôlent parfois au rythme de nos pas. Désir, pudeur. L’odeur de ses cheveux m’émeut plus que tout. Je défaille, mais j’affiche l’air blasé qui me semble tout indiqué. Quel idiot ! Flavie est plus naturelle. Plus spontanée. Mais pas plus que moi, elle n’ose franchir la barrière du premier contact physique : prendre ma main. Il va falloir attendre deux longs mois avant cette étreinte tant désirée. Ta main dans la mienne, mon amour. Ces mots qu’on pense, qui occupent nos pensées sans cesse, et qu’on ne dirait pas sous la torture.

N’avoue jamais que tu l’aimes, chante Guy Mardel à l’Eurovision 1965. Ses paroles stupides sont dans toutes les têtes. On ne comprend pas que le gars Guy en a marre d’elle. On se dit bêtement que se taire est ce qu’il faut faire. Cacher son amour, l’habiller de gris, le glisser sous le tapis. J’y excelle. Comme un con. Pourtant nos mains se touchent enfin. Champ de Mars, jardins de la Muette, Trocadéro,voir image précédente roseraie de Bagatelle, nos sages promenades se font main dans la main. Nous nous voyons tous les jours. Flavie habite à deux pas de chez moi, dans la rue voisine. Je reste à bavarder des heures sur le pas de sa porte. Les voisins ne voient que nous deux, tout jeunes, très amoureux, et ça les fait jaser.

Le père de Flavie est un petit homme distingué. Bizarrement, il joue de la scie musicale et ça me fascine. Un soir, il rentre plus tôt du boulot. Il nous surprend devant l’immeuble. Il voit nos doigts emmêlés, l’embarras rosit nos joues. Il ne dit rien, mais dès le lendemain, plus d’adieux à la porte cochère. Flavie n’en veut plus. Maintenant il va falloir plus de discrétion. La rançon du quand-dira-t-on. Tristes années 60 – surannées, si guindées, si choquantes !

Pour Flornoy, l’arcane VI L’AMOUREUX décrit une étape décisive sur le chemin intérieur. Après l’incarnation et son éventail de possibles que représente l’arcane I LE BATELEUR, après l’apprentissage de la vie auprès de Grand’Mère PAPESSE, Mère IMPÉRATRICE, Père EMPEREUR et Grand-Père PAPE, vient l’individuation induite par L’AMOUREUX. C’est le premier arcane où l’enfançon devient un être autonome, qui se reconnaît comme tel, prend ses décisions tout seul, et entrevoit déjà sa vie future, qui se déroule dans son imaginaire comme un long fleuve tranquille.

Dans la vision de Flornoy, ce n’est pas la découverte de l’amour qui fait l’individuation, mais la souffrance qu’il induit. Pour lui, l’arcane VI L’AMOUREUX est une épreuve terrible, un déchirement. Le premier amour doit se terminer mal. Une rupture cruelle ouvre le cœur de l’amoureux. Désormais il est capable d’aimer.

Il est vrai que ceux et celles qui n’ont pas connu de chagrin d’amour n’ont pas le cœur ouvert. Ils errent leur vie durant comme des âmes en peine, une moue fermée tire le coin des lèvres vers le bas, leurs sourcils froncés font ressortir la ride du lion. Ni heureux, ni malheureux, ils ignorent ce que vivre veut dire et meurent sans qu’aucun cœur ne les regrette. Ceux-là souvent s’attachent à l’argent, courtisent le pouvoir et les puissants, traversant la vie comme un magasin en libre-service. Tout est matière pour eux. Ils jugent les émotions vulgaires, dangereuses et totalement improductives. Plaignons-les, ils portent avec eux leur enfer.

Amoureux de la belle Flavie, je porte en moi mon paradis. Ivre d’amour et de la gloire intérieure qu’il allume dans le cœur, je parcours en vainqueur les rues de mon quartier. Passy, mon village. J’en connais chaque recoin. J’y croise un ami tous les deux pas. Chacun d’eux peut lire la joie qui pulse en moi. Dans les années 60, Passy jouissait d’une vie de quartier tout à fait réjouissante. J’étais scout à la 230e Paris, tous mes potes habitaient dans le périmètre. Et les potes de mes potes étaient aussi les miens. Il n’y avait pas de bandes rivales, ces conneries n’étaient pas encore inventées dans mon quartier. 

Par contre, il y avait un brassage social permanent. Fils et filles de patrons du CAC-40 côtoyaient les rejetons des artisans, chauffeurs, employés de maison, concierges et petits commerçants. On faisait un fameuse bande. La rue de Passy ne comptait alors que des commerces de bouche. Les marchands de chaussures et de fringues qu’on y trouve aujourd’hui n’avaient pas colonisé cette artère vivante et animée, toute emplie des cris des vendeurs derrière leurs étals de fruits et légumes, volailles, charcuteries, fromages… Pour couronner cette belle ambiance, trois cinémas à prix modiquele Royal Passy, l’Alexandra et le Petit Passy nous tendaient les bras tous les jeudis. Le week-end était réservé au scoutisme. On allait camper dans les bois.

La belle vie, mes amis, je ne vous dis que ça. En plus, j’étais amoureux. Oui mais j’étais un occidental. Tandis que l’asiatique se contente de peu, l’occidental en veut toujours plus, nous apprend André Malraux. Au bout d’un moment – quatre ans quand même ! – les mains qui se donnent et les bisous joues m’ont semblé très insuffisants. Je voulais davantage. Les Bretons et leurs frères Celtes sont les plus occidentaux de l’Europe. Donc les plus excessifs. Alors il y a eu ce bel été en pente douce, où j’ai connu d’autres étreintes dans les bras de miel d’une charmante Vietnamienne. Vite la mienne.

Tellement heureux j’étais, tellement sûr de moi, tellement ignorant du ressenti d’autrui, j’ai été raconter tout ça à ma Flavie… qui m’a quitté sur le champ.À Paris pourtant ! Ce devait être le Champ de Mars… La belle a pleuré toutes les larmes de son corps. Son cœur était ouvert : elle s’est consolée dans les bras mous de mon meilleur ami. Ainsi va la vie des chéries, quand la vengeance répond à l’inconstance. Mais moi, j’avais déjà une autre amoureuse. Tant il est vrai qu’avant le premier chagrin d’amour, on a le cœur bien dur. On est juste amoureux de l’amour, pas de l’autre. Et pour moi, cet état de choses s’est prolongé longtemps…

Ce n’est qu’au bout de quarante ans qu’une rupture a déchiré mon cœur, me rendant apte à aimer. Jusque là, c’est moi qui piétinais les cœurs. Quand enfin le mien s’est ouvert, j’ai payé l’ardoise de cinquante-neuf ans de cynisme. Le chien que j’étais s’est changé en chaminou câlin. Il a rentré ses griffes. Il ronronne et mute la négativité. Enfin je l’aime, ce vieux matou matois.

 

On avance à rien dans ce canoë / Là-haut, on te mène en bateau / Tu pourras jamais tout quitter, t’en aller / Tais-toi et rame.
Alain Souchon