La Roue de Fortune – ou d’infortune ? – secoue son monde et tente de faire tomber le petit roi qui trône en son sommet. Ce roitelet est armé et semble dangereux, mais son destin est bien fragile. La fortune ici n’est pas la richesse, mais la chance, le hasard. Comme dans l’expression : à la fortune du pot, ou encore : fortune de mer.
En effet, la Roue de Fortune n’au rien à voir avec le jeu télé la roue de LA fortune. Pour les joueurs de tarot du 18e siècle, cette roue était redoutable. Elle évoquait un instrument de torture en vogue depuis le Moyen Âge et sur lequel aucun d’eux n’avait envie de se retrouver. Dans le chemin intérieur décrit par les arcanes majeurs du tarot initiatique, cette étape est nécessaire. Même si elle n’est pas réjouissante, il faut en passer par là.
Tous les arcanes ont un rôle à jouer, déterminant pour la progression du sujet. Certains peuvent sauter l’un ou l’autre arcane, ce n’est que partie remise. Tôt ou tard, il leur faudra revenir sur l’arcane évitée, car tôt ou tard sa nécessité se fera jour. Mon ami Jean-Claude Flornoy a eu l’opportunité de retrouver la signification des arcanes majeurs parce qu’il les avait accompli dans l’ordre, sans en sauter une seule. Mieux encore : il pouvait dater avec précision le début et la fin de chaque arcane majeur. Ils illustraient tous un moment particulier de sa vie, et de ce fait aucun d’eux ne ressemblaient au précédent… ni au suivant !
Nous n’avons pas tous une telle chance. Pour beaucoup d’entre nous, le chemin du tarot n’est pas linéaire. Il tournicote, il revient en arrière, et bien malin qui peut dire quand s’arrête un arcane et quand commence le suivant. Une amie chère, spécialiste du tarot, m’a fait cette confidence : « Je crois que dans chaque arcane on repasse la totalité des arcanes précédents, pas seulement pour les réviser et les parfaire, mais parce que c’est la logique même de l’existence. les arcanes décrivent toutes les phases du vivant. »
Voilà pourquoi ils s’appliquent non seulement aux êtres humains, mais aussi aux animaux évolués comme à toutes les organisations sociales. Notre société occidentale est restée plusieurs siècles dans l’arcane XI LA FORCE, elle est à présent dans XII LE PENDU, et entrera prochainement dans l’arcane XIII, le grand nettoyage de printemps. Le chemin de l’éveil global touche à son terme, même s’il n’est pas encore pour demain.
Long fleuve tranquille
« Mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus. Vous êtes ma jeunesse lointaine.«
Mon arcane X a orchestré les pires semaines de ma vie. J’ai grandi dans l’insouciance, près d’une mère affairée et d’un père en parenthèses, j’avais connu l’amour, plusieurs fois même, enfin je m’étais installé avec celle qui allait devenir la mère de mes garçons. L’aîné est arrivé sous le signe du soleil. Les toutes premières années de sa vie ont été un récital de miracles. J’ai aimé si fort ce petit bonhomme poète, tendre et délicat, plein d’une beauté intérieure si puissante qu’elle ne pouvait provenir que d’une fêlure par où son âme laisse passer la lumière. Elle est sa beauté profonde et sa grande fragilité face à ce monde prédateur.
L’été de ses 5 ans se passe en Bretagne. Un été chaud, délicieux, tout empli de bonnes surprises et de moments agréables. Tandis que mon fils aîné reste sous la garde de sa maman, je pars en croisière sur le voilier de mon beau-frère. J’ai la trentaine, pas mal d’argent, une belle voiture, un grand appartement à Paris avec vue sur le Sacré Cœur, une femme adorable que j’aime tendrement, autant de désirs que de bons souvenirs et je me rôtis au soleil sur un joli yacht qui tangue doucement dans la marina de Guernesey. J’adore la plaisance, elle m’a fait vivre de fiers moments d’intensité.
Comme je viens de le dire; tout le monde n’a pas la rectitude d’un Flornoy, à passer les arcanes dans l’ordre, bien alignés, propres, nets et sans bavure. Pour moi c’est brouillon souillon. Le tiercé dans le désordre. Avant l’arcane X, j’ai déjà goûté à l’arcane XI LA FORCE. Cet avant-goût de réussite m’a apporté l’aisance, et même, à mon petit niveau, un certain luxe bien agréable. Mais grâce à mes expériences spirituelles, je n’étais pas dupe de ce miroir aux alouettes.
Mes années sur la route aux quatre coins du monde m’ont enseigné l’indifférence à l’égard de l’argent. Que je tenais de mes parents. Les meilleurs moments de ma vie se sont passés sans thune. L’Inde, par exemple, à dormir sur le parvis des temples. Macao, Chine, à grappiller les 4 sous pour payer l’avion du retour. En Corse, la vie sauvage dans des criques inaccessibles. En Avignon, dans la garrigue, un village de bories avec des allumés. Pyrénées chez des fous. Casamance. Cotonou. Séville. Cordoue. Un peu partout le pied sans le sou.
Mais j’ai aussi goûté à l’argent facile. Les publications catholiques destinées à la jeunesse m’ont bien pressé le citron, bien volé, bien rempli les poches, et bien lourdé. Fin du salariat pour moi. J’attaque LA FORCE dans mon agence de comm. Les années 80. Un autre trip. On en reparlera.
Retour à la roue. Torture pas trop dure à subir… pour l’instant ! Mais attends voir.
Tonnerre dans l’azur
S’il est un trait de caractère qui domine à cette époque, c’est l’insouciance. La France des seventies est un pays riche, opulent même. Pas de chômage, des boulots bien payés à tous les coins de rue, des combines épatantes pour voyager pas cher. Pas d’effort à faire, suffit de se baisser pour ramasser. Que demande le peuple ? Des loisirs ? Je n’en ai jamais manqué.
Grâce au psychodrame planétaire de 1968, qui s’est joué en mai chez nous, les années 70 ont été d’une prospérité inouïes. J’ai surfé sur la vague, en bon soixante-huitard. En Inde comme ailleurs. Si je fais un arrêt sur image au moment où je me dore la pilule sur ce yacht à Guernesey, je dirais que je n’ai jamais connu de grand chagrin ni même aucun souci cuisant. Ma vie s’écoule comme un long fleuve tranquille. Jusqu’à cette belle matinée d’été où je perfectionnais mon bronzage sur un beau voilier fin comme un oiseau.
Le téléphone par satellite se met à sonner. Mon toubib de beau-frère décroche. Ses réponses sont brèves. Il prononce le prénom de mon fils aîné. Son visage se rembrunit. Il me lance un regard lourd de sens. Mon cœur bat très fort. Je me rapproche. Il me passe mon frère. La nouvelle sonne comme un verdict. « Ton fils a eu un accident. Il est tombé dans des rochers. » Je blêmis. « Comment va-t-il ? »
– Ça va, ça va, mais il faut que tu viennes.
Cinq ans ! Mon fils ! Tombé ! Déjà mon beau-frère fait le skipper.
– On part tout de suite.
Sa femme, ma sœur, intervient d’un ton calme : La nuit va tomber… On va naviguer toute la nuit.
– Oui, répond-il. Larguez les amarres.
Sans transition le voilier prend le large. La mer est sombre. Nous aussi. Je love les amarres en silence et je les rentre avec les pare-battages dans le coffre dédié. Mon beau-frère n’a que peu de détail. L’enfant est hospitalisé à Saint-Brieuc, hôpital La Bauchée. Ma sœur est descendue dans le carré pour faire la navigation. Elle passe la tête dans le cockpit.
– Si le vent se maintient, l’atterrage est pour 7h du mat, dit-elle, laconique.
– Va pour 7h. Si le vent faiblit, on naviguera au moteur.
Et puis le silence. Nous n’avons pas échangé trois mots de toute la nuit. Elles se sont étirées, pleines de cauchemars et d’hallucinations, les longues heures blanches de cette nuit-là, sur la mer noire qui clapotait, lugubre, contre les flancs du grand voilier.
Le vent s’est maintenu. Quand le jour s’est levé, la côte était en vue.
(à suivre)