« Au commencement était Uruk, première cité des hommes. Noires comme la nuit, plus hérissées que des nids d’oiseaux, ses énormes murailles inspiraient le respect ou l’effroi. Au cœur de la cité s’élevait la Maison du Ciel. Le fondateur de cette cité, en des temps très reculés, avait bâti de ses mains les murailles aux pierres colossales. Sur la  Maison du Ciel, il dressa le paratonnerre d’or qui attire le feu d’Ishtar. » 

 

Tel est le prologue du premier roman connu. Fleuron de la mythologie sumérienne, il fut retrouvé sur les tablettes d’Assyrie. C’est l’épopée d’un géant à la force colossale, qui fut le premier roi des hommes, au temps où ils vivaient avec les dieux. Voici son histoire.

 

« Celui que vous nommez Gilgamesh, c’est moi,  pèlerin de toutes les routes du pays et d’ailleurs. Je suis celui qui a connu les vérités cachées, les mystères de la vie et de la mort, et de la mort surtout. J’ai connu Inanna dans le lit du mariage sacré ; j’ai tué des démons et j’ai parlé aux dieux ; je suis dieu moi-même aux deux tiers, un tiers homme seulement. Dès mon plus jeune âge, j’avais la stature et la force d’un géant. Je pouvais provoquer n’importe qui à la bagarre, j’étais toujours vainqueur.

Ainsi je devins le roi de la première cité des hommes. Mon orgueil était sans limite, ma force surhumaine, et ma volonté sans appel. Lassés de ma tyrannie, les hommes allèrent trouver les dieux pour se plaindre.

Enki leur dit : « Quand j’ai créé Gilgamesh, j’ai conçu un homme parfait, accompli, à qui tous les dieux ont voulu faire un don. Shamash, le dieu soleil, lui donna la beauté, et Adad, le dieu de l’orage, lui donna le courage. Nammu, ma mère, lui donna la victoire : Gilgamesh ne peut pas être vaincu. »

Les hommes se désespéraient quand Enki ajouta ceci : « Je ne vois qu’une façon de détourner sa violence. Je vais faire un deuxième Gilgamesh pour le provoquer en duel. »

Ce qu’il fit. Il mélangea les gènes, ôtant ici, ajoutant là, jusqu’à obtenir un ADN superbe. Et il fit Enkidu, le géant sauvage, vivant nu dans les bois, couvert de poils des pieds jusqu’à la tête, plus fort que cent buffles, plus féroce que dix lions, plus brutal que la tempête. 

Et les hommes, tremblants de peur, maudissaient leur sort funeste. Ils vinrent s’en plaindre à moi. J’étais Gilgamesh l’invincible, je n’en ferais qu’une bouchée, fut-il plus grand que les monts. Je fondis sur lui, nous avons lutté « jamais fuyants, jamais lassés, froissant le glaive au glaive et sautant les fossés. » (source)Victor Hugo, La Légende des Siècles

Après des jours et des nuits de combat, moi le vainqueur né, je n’avais pu en venir à bout. Je lui dit : « Tant qu’il nous restera quelque tronçon au poing, nous lutterons ainsi que lions et panthères. Ne vaudrait-il pas mieux que nous devinssions frères ? » (source)Victor Hugo, La Légende des Siècles

 

 

Ce qui fut fait. A nous deux, nous avons accompli des travaux sans nombre, des exploits sans limite. Mais ce n’était jamais assez pour mon goût.

Un jour, je lui dis : « Débarrassons la terre du géant Humbaba. Il est féroce et malfaisant, les dieux et les hommes nous béniront. »

Enkidu soupira. Il savait combien j’étais têtu. « Humbaba garde la forêt des cèdres sacrés. Enki, son maître, l’a créé sans faille, armé des Sept Effrois, les rayons qui  brûlent la chair et tordent les os. Lorsqu’il rugit c’est comme un torrent au milieu de l’orage. Son haleine est ardente, ses crocs sont la mort même. Si un cerf se déplace au loin, Humbaba l’entend. Il nous tuera dès que nous poserons le pied dans la forêt. »

 

Mais je ne ne voulus rien savoir. Le combat fut terrible, pourtant à nous deux, nous en vinmes à bout, le farouche Humbaba mordit la poussière.  

J’abattis les cèdres d’Enki, et j’en fis pour Uruk le plus beau portail qu’une cité put rêver, d’une largeur et d’une hauteur jamais vues. » Gilgamesh se sent invincible, en plein arcane XI la Force

Mais bientôt Gilgamesh bascule dans l’arcane XII Le Pendu : « Enkidu veillait sur moi comme un frère. Quand je pris femme, il eut peur que je souffre, et il avait raison.

 

 

Un triste jour, il tomba malade, et malgré tous les soins des sorciers, mon seul ami mourut. Je ne pus me résoudre à son absence, et je me mis à penser à la mort, tant et si bien que cette affreuse image ne me quittait plus. Je résolus de partir en quête de l’immortalité des dieux, car la mort me faisait horreur. De toutes les épreuves qui m’attendaient, je n’avais cure.

 

A man gets tied up to the ground Gives the world Its saddest sound.

Paul Simon et Art Garfunkel

 

La victoire était mon sort, mais la mort le serait aussi. L’invincible Gilgamesh, tôt ou tard, devrait s’incliner devant elle ; à cette pensée je forçais l’allure. Enfin j’atteignis Mashu, où un tunnel conduit jusqu’au séjour des Dieux. » C’est l’abzu, la terre creuse, domaine d’Enki selon les Sumériens. « Là, un large fleuve, un puissant torrent indomptable, fit obstacle à mes pas. Quelqu’un dormait à l’ombre d’un figuier. » Un figuier, vraiment ? Quelques vingt siècles plus tard, Bouddha connut l’éveil sous ce même arbre. « Homme ou dieu, saurait-il comment passer cette eau vive?

 

Je m’assis pour attendre son réveil. Deux jours entiers il dormit, au troisième il s’éveilla. Sans me laisser ouvrir la bouche, il dit : « Je t’attendais, Gilgamesh, fils d’un dieu. Je te dois la vérité. Nul homme ne peut franchir ce fleuve. Au-delà commence l’entre-terre où les dieux se gorgent de l’ambroisie qui donne la jeunesse et du nectar de longue vie. Tu es un homme, Gilgamesh, ton sort est la mort, ainsi l’ont voulu les dieux quand ils ont fait les hommes. » 

Je revis la triste fin d’Enkidu, et je dis : « Mais toi, le fils d’un homme, dis-moi comment tu devins dieu. » Le soleil se coucha pour la quatrième fois quand il prit la parole. « Tout comme mon lointain ancêtre Atrahasis, je suis Utnapishtim, sauvé des eaux par les Dieux. Jadis, ils ont décidé d’un déluge pour anéantir la race humaine. Mais Enki vint me prévenir de construire une arche et d’y embarquer plantes, bêtes et gens. Je fis ce qu’Enki m’ordonnait, l’arche nous sauva tous, et Enki me fit goûter le nectar de longue vie.

Ainsi devins-je un dieu, ainsi peux- tu le devenir par les noces de l’eau de la terre avec le feu du ciel. »

 

 

Riche du secret des dieux, je revins à Uruk où je bâtis la Maison du Ciel, pourvue d’un paratonnerre et de nombreux tuyaux de terre cuite et de métal, où je fis courir l’eau sous les baisers de la foudre.

Ainsi j’ai pu jouir d’une très longue vie, de pouvoirs sans nombre, et de la paix de l’esprit. Mais les dieux comme les hommes, tôt ou tard, doivent mourir. C’est la loi du Vivant. Un jour, je le sus, mon temps était venu.

De bonne grâce, je cessais de boire l’eau de foudre,
et je me préparais au dernier voyage.

  

Xavier Séguin

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