J’aimerai commencer cette histoire comme un conteur à la veillée : il était une fois. Pour dire que c’est arrivé, mais sans me soucier d’en préciser la date. Pourtant, quitte à me tromper, je commencerai comme un prof en chaire.
En l’an de Grâce 3030 avant l’ère commune,AEC se produisit un événement qui allait bouleverser l’histoire d’une manière profonde, durable et sans doute irréversible : la chute du pouvoir matriarcal en place depuis trente millénaires. Le renversement de la dictature par une poignée d’extrémistes masculins. Issu de la caste des gladiateurs, ces esclaves révoltés incarnaient un idéal partagé par bien des soumis, ce qui fut la clé de leur succès rapide. Bien décidés à établir le pouvoir mâle par une révolution générale, ces aventuriers voulaient offrir au monde entier les bienfaits du patriarcat.
Sans doute irréversible ? Qui a dit ça ? Un fils d’Adam probablement. Ou une fille d’Eve, plus misogyne que lui. Qu’ils se fassent tout petits l’une et l’autre, cette histoire n’est pas écrite pour eux. Elle s’adresse aux filles de Lilith la Noire, qui fut la première humaine. Longtemps avant Eve, elle a été la femme d’Adam. Lilith n’est pas issue de lui, mais son égale et à ce titre, insoumise.
« Le patriarcat ! Tout de suite les grands mots sont lâchés ! Il s’agit d’une bête émeute d’esclaves, comme le pouvoir femelle a eu maintes et maintes fois l’occasion de connaître en trente mille ans ! Vraiment, si le conseil des druidesses n’a rien de mieux à l’ordre du jour, on annule la séance et chacune d’entre nous pourra s’en retourner lutiner ses mignons ! » vocifère la Déesse, hors d’elle.
Rompue par la violence de son exorde, elle s’affale sur sa banquette, tandis que les druidesses échangent en coin des regards horrifiés. Si elle vit dans l’ombre du passé, la Sublime Déesse se veut moderne. Elle adore choquer autant qu’elle aime sucer des bites. Ce goût pervers pour le vil mâle révulse ses conseillères. Reconnaître l’attrait du sexe masculin, c’est déjà choquant. Mais trahir le culte de Lesbos et l’omni-plaisir de la Sainte Vulve, c’est piétiner le Premier commandement et renier le Dogme. Pour les druidesses, ça sent le blasphème. L’homme a toujours été soumis à la femme, qui le surpasse dans tous les domaines. Il n’y a que les esclaves insoumis pour penser le contraire. Il est choquant que la Déesse montre le mauvais exemple en bafouant la religion, la tradition et les bonnes moeurs.
Ses théories, en particulier celle du culte de la Déesse qui se serait universellement répandu durant toute la préhistoire, se fondent sur ses recherches et sur ses nombreuses campagnes archéologiques. Elle les a dirigées quinze années durant dans ce qu’elle appelle « l’ancienne Europe » pré-indo-européenne, principalement dans les Balkans et le long du cours du Danube. Ce système ne se baserait pas sur une discrimination sexuelle, mais sur l’importance accordée au féminin, la femme incarnant la reproduction de l’espèce et son espoir de pérennité dans une dimension temporelle qui n’était pas linéaire comme elle le devint avec le patriarcat, mais circulaire et cyclique où prend naissance le mythe de « l’éternel retour ».
L’existence d’un tel système social durant la préhistoire n’est plus guère mis en doute aujourd’hui, même si ethnologues, archéologues et anthropologues ne sont pas toujours d’accord sur sa définition. Ce qui pose davantage problème aujourd’hui est de savoir pourquoi et comment le patriarcat s’y serait substitué pour s’imposer avec l’invention de l’agriculture, entre -5000 et -3000. (source)
C’est exactement ce qui s’est passé. Le matriarcat s’est effondré peu avant 3000 AEC. Bravo à l’auteure. Moi qui n’appartient pas à son sexe, j’irai plus loin en vous narrant par le menu les soubresauts de l’agonie matriarcale.
Voici l’image d’Isis allaitant son fils. Beaucoup y verront l’original d’une autre icône : celle de la Vierge Marie allaitant le petit Jésus. Des petits malins y verront plutôt la Déesse Mère donnant le sein à l’humanité naissante. C’est oui, tout cela est vrai, mais il faut aller plus loin encore. Entrer dans le concret.
Isis c’est Lilith, première Matriarche. Elle représente l’ordre féminin, qui a précédé et allaité de son sein l’ordre masculin, incarné ici par un nouveau-né mâle. Nouveau-né, vraiment ? Les proportions du corps sont celles d’un adulte. Justement pour appuyer l’idée que nous sommes des nains sur les épaules, non pas des géants, mais des géantes. Cette statuette, véritable icône, a été reproduite à de très nombreux exemplaires. Selon moi, elle n’est pas un objet de culte comme le crucifix ou l’étoile de David. J’y vois plutôt un jalon. Célébration des origines féminines de notre espèce, elle commémore l’avènement du patriarcat. Pour celles qui regrettent l’ancien régime, la statuette était un signe de ralliement, tel le logo d’un parti politique.
Trente mille ans ! Pensez donc à tout ce qui a pu se passer en trois cents siècles ! Tout ce qu’il a fallu réécrire pour mettre notre passé au masculin ! C’est pour ça que des guerriers mâles ont brûlé toutes ces bibliothèques. Toujours ça de moins à réécrire pour effacer la mémoire d’Elle. Au commencement n’était pas Dieu, mais la Déesse. Au commencement étaient les Elohim, nous dit la Bible. Elle ou him. C’est du bon franglais. Les visiteurs des étoiles avaient les deux sexes : ils étaient hermaphrodites, ça arrive chez les reptiles. « C’est le cas, par exemple, de certaines coquilles Saint-Jacques, de l’escargot, du lombric, des crépidules (mollusques marins), du poisson clown, et autres batraciens et reptiles… » (source)
Après leur prise de pouvoir, les nouvelles élites masculines ont donc inauguré leur mandat par une colossale tromperie : faire croire aux gens du futur que tout avait commencé par et avec le mâle, alors que c’est tout le contraire. Tout a commencé dans la douce harmonie de la Déesse Mère. Tout a recommencé dans un bain de sang et d’horreurs, dont la moindre ne fut pas l’affaire des Faussaires. Les mâles ont eu la victoire facile et la rancune tenace. Leur révolution a été une totale réussite. Massacre des élites femelles un peu partout sur la planète. Les femmes étaient lasses du pouvoir et de ses excès. Elles aspiraient au repos. Pour la plupart d’entre elles, ce fut un repos éternel.
Les quelques excités qui firent le coup de main sont devenus, sous la plume des Faussaires, les Héros fondateurs, des demi-dieux dont la stature imposante éclipsa la Déesse. Le règne d’Elle prit fin dans l’horreur. Depuis près d’un millénaire, la dictature femelle était devenue odieuse. Les Amazones, clan de vengeresses, anciennes tueuses de la Garde Divine, s’étaient mises à casser du mâle partout où il devenait arrogant. Alors les Héros ont poussé l’arrogance jusqu’au crime, et la libération de l’homme est devenue la plus grande purge que l’histoire ait connu. Mais par le talent des Faussaires, la purge fut aussitôt oubliée.
Minutieusement, méthodiquement, patiemment, les Faussaires ont tout retourné. Lilith ne leur plaisait pas, ils ont inventé Eve. La déesse Elle est devenu le dieu El, et pour dissiper tout malentendu on lui a collé une barbouze. Junon les gonflait, ils l’ont effacée au profit de son gigolo Jupiter dit le petit Juju, qui passait son temps à lutiner les Terriennes pendant que Junon, lasse de ses frasques, se tapait ses copines et dirigeait d’une poigne de fer les humains et les dieux. Depuis lors, les dirigeants mâles se croient obliger de palucher leur personnel féminin.
Comble de malice, les Faussaires ont effacé aussi un dieu mâle, coupable d’avoir pardonné aux femmes et tenter de réaliser l’harmonie entre les sexes. Tentative avortée, que les Faussaires n’ont pas réussi à planquer tout à fait, mais qu’ils ont sévèrement maquillée. Ce dieu mâle ami des femmes, c’est l’archétype du Prince Charmant, c’est Rama, c’est Ramos d’Hyperborée qui devint Ra en Egypte, Ramman en Europe centrale, Ram en orient, Rama en Inde, Lama au Tibet comme en Chine, et qui fut purement et simplement effacé de la mémoire occidentale grâce au talent sans scrupule des Faussaires.
Homère est le nom d’un des Faussaires, ou peut-être est-ce un nom générique qui désigne l’ensemble de leur clan ? Homère et ses semblables ont été commandités par les aventuriers dont ils allaient, sur leur ordre, faire des Héros. Ces Héros vantés par d’autres héraults s’appellent Jason, Hercule, Orphée. Les légendes forgées d’après leurs exploits en ont fait les Argonautes. Ces fables ont été colportées à travers le monde par des troubadours, des saltimbanques, des aèdes, et diffusées dans les tripots, sur les places publiques, dans les cirques et dans les claques — partout où se rassemblent les humbles, afin que les nouvelles fables deviennent des vérités dans les têtes ignorantes. L’histoire menteuse passe d’abord par la masse ignorante. On ne transforme pas la vérité dans les salons ni dans les universités, mais dans la fange des cloaques et des sacristies. Staline l’avait bien compris.
Evidemment, dans les exploits des Argonautes, on ne trouve pas trace de leurs horreurs. Le massacre des Femmes a été passé sous silence. Enfin presque. Quelques allusions fines ont été maintenues, pour que ceux et celles qui ont quelque chose entre les oreilles puissent retrouver le fil ténu de la vérité. L’histoire de Jason sur l’île aux femmes, et la suite, celle de la Reine des Amazones, sont assez éloquentes pour qui sait lire entre les lignes et comprendre entre les signes.
Et nous voilà ce soir, après cinq mille ans de patriarcat. Si vous me demandez comment se fait-il que ce pouvoir du mâle soit exercé dans tous les pays du monde ou presque? Le pouvoir femelle l’a été lui aussi et pendant trente mille ans. Tous les hommes de tous les pays ont été traumatisés par la fin du matriarcat, et ils n’ont qu’une terreur au fond des tripes : que les femmes reviennent au pouvoir. Donc ils s’y maintiennent des griffes et des dents, quitte à voiler, violer, exciser, humilier, exploiter, mutiler, battre et tuer les femmes.
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