L’eau qui rend fou

 

Ce très ancien conte pyrénéen pourrait bien faire partie de l’héritage atlante. Manifestement, il n’est pas originaire des Pyrénées, il y a été adapté sans trop de souci de cohérence géographique. Une page à lire en écoutant en boucle « One More Cup of Coffee » de Bob Dylan.

Entrez donc

Près du ciel, entre les plus hauts pics des Pyrénées, il y a une vallée perdue. Fleurs et fruits s’y épanouissent à profusion jusque dans la mauvaise saison, car des geysers y entretiennent tout au long de l’année une si grande douceur qu’il y pousse même des palmiers.

Les habitants de cette vallée mènent une vie paisible, s’adonnant avec le même plaisir à tous les arts et artisanats. Coupés du vaste monde, ils n’en connaissent que quelques légendes, que les grands-pères content à la veillée.

Ils parlent une langue gutturale et roulante, avec des sons sifflés, mouillés et pincés. Mais ils ne s’en servent que pour chanter. Pour papoter, ils se taisent. Et c’est en tête à tête qu’ils échangent idées, pensées et images sans mot dire, juste par les yeux.

Ils sont vêtus de courants d’air, car la douceur du climat n’impose aucun lainage, et ils ignorent la pudeur. « Les plus belles perles ne se cachent pas dans un sac » dit un proverbe local. Leurs coutumes et leur mode de vie naturels leur interdisent de descendre voir leurs congénères.

Pourquoi feraient-ils une chose pareille ? Les autres hommes, à leurs yeux, sont des mutants incompréhensibles. A cette pensée, ils rient d’un rire de gorge.  Là-haut, ce ne sont pas les gorges qui manquent.

Il y a chez eux plus de soixante façons de rire, chacune d’elle correspond à un type d’humour ou à une émotion particulière. Dès leur plus jeune âge, les enfants manient à la perfection cette subtile gamme comique.

Le rire de gorge, par exemple, exprime la moquerie, qui simule un sentiment de supériorité et qui se termine en riant de sa propre bêtise. Le rire chatouillé s’oppose au rire pincé. Le maigre rire répond au rire dodu. Seul le fou-rire peut s’utiliser n’importe quand. Ils l’appellent le rire-du-sage.

Les soixante tons du rire se marient et s’harmonisent à la perfection, et chaque occasion de se réunir, qui là-haut sont nombreuses, devient un concert de rires improvisé.

A l’heure du bain, près des geysers, il faut entendre les mélodies perlées du rire des filles auxquelles répondent, en contre-chant, les basses rythmiques des rires masculins.

Ceux qui l’ont vu disent que le spectacle est un enchantement pour les oreilles comme pour les yeux. Et ceux qui croient qu’il n’y a pas de quoi rire ont bien tort.

 

 

Dans cette vallée coulent sept fontaines d’une eau fraîche et merveilleuse, si tonifiante que personne ne l’échangerait pour du vin. Les anciens la disent magique.

Grâce à ses vertus, ils vivent de très longues années avec l’apparence de la jeunesse, sans perdre leurs muscles ni prendre de mauvaise graisse, sans que leur peau se tache ni se ride.

« Guéris-toi toi-même si tu t’aimes comme je t’aime » dit-on aux bébés. Bonheur, humour et insouciance forment le fond de leur humeur, qui est plaisante.

L’eau des Sept Fontaines est bénie par la foudre. Souvent, l’orage frappe les pics et roule ses échos dans toute la montagne. Et l’eau des sources reçoit les baisers de l’éclair. 

Les vertus de l’eau de foudre sont telles qu’on l’appelle l’eau d’en-haut, ou bien l’eau-de-rire. A part leur passion pour cette boisson naturelle, à laquelle ils vouent un culte quasi-dyonisiaque, ils n’ont de religion que celle du rire « pour ce que rire est le propre de l’homme. » (source)François Rabelais 

Bref ils ont tout pour être heureux et l’un dans l’autre ils ne s’en privent pas.
En un mot, c’est l’eden. Jusqu’à ce que…

Une telle indépendance finit par irriter Dieu. Un jour, il apparaît à Chalumeau, le joueur de flûte.

 « Chalumeau ! » tonne-t-il si fort que le flûtiau croit recevoir la foudre. Chalumeau, mon cher petit, Dieu est venu te dire ceci. J’ai décidé d’empoisonner les sept sources. Dès demain, leur eau va rendre fou. « Mais pourquoi ? s’étonne Chalumeau. Quel est notre crime ? » Dieu hausse les épaules un peu fort, ce qui fait tomber le sommet du Pic du Midi et Demie, qui s’appelle depuis le Pic du Midi.

A quoi bon chercher une raison à la volonté divine ? Ça a l’air terriblement injuste, et même si ça l’est ça ne se discute pas.

Attention à toi Chalumeau ! J’entends ce que tu penses !  Dieu s’éclaircit la gorge : J’ai un plan spécial pour toi. Tu m’es sympathique et  j’ai décidé de t’épargner. Prends ceci. Et Dieu lui tend un très vilain petit gobelet de fer et de laiton que Chalumeau saisit à contrecoeur. Toute l’eau qui entrera dans ce gobelet deviendra saine, et celui qui la boira ne risquera pas la folie.

Chalumeau contemple le gobelet tristounet. Il aurait préféré une coupe en cristal, en améthyste ou en rubis. Dieu ne s’est pas foulé sur ce coup-là. Chalumeau, tu vas trop loin ! tonne Dieu. Si ce gobelet ne te convient pas, tu n’as qu’à le jeter ! Et Dieu, parfait mais vexé, disparaît derrière un nuage. Chalumeau n’y croit pas trop, l’eau qui rend fou, Dieu tonnant, mais à tout hasard, il garde le gobelet. Et il s’en sert chaque fois qu’il a soif. Bien lui en prend. Dès le lendemain, la folie s’est répandue.

Tous les voisins sont cachés dans des sacs. Quand Chalumeau s’en étonne, ils lui répondent : Ce ne sont pas des sacs, c’est de la haute couture ! Tu verras, toi aussi, tu y viendras ! « Ça me ferait mal », se dit Chalumeau qui se sert un bon gobelet d’eau. Le jour suivant, on n’entend plus un seul rire, ils jacassent comme des pies. Ils n’en ont pas l’habitude, personne n’écoute personne, chacun crie, c’est une vraie cacophonie. Pitié pour mes oreilles ! gémit Chalumeau. Vous ne savez donc plus parler en tête à tête ?

Mon pauvre Chalumeau, lui répondent- ils, le tête à tête, c’est d’un commun ! Ça ne se fait plus du tout. Maintenant tout le monde grogne comme un animal normal ! Tu verras, toi aussi tu y viendras ! « Et puis quoi encore ? » se dit Chalumeau qui gobe un bon gobelet d’eau saine. Le jour d’après, ils ne crient plus, que nenni, mais pleurent comme des saules d’étang. « Eh bien, quoi ? vous ne savez plus rire ?«  Cruel chameau, s’écrient-ils entre deux sanglots. Rire !!! Dans de telles circonstances, tu n’y penses pas !

Ouvre les yeux, Chalumeau, il n’y a pas de quoi rire ! Mais bien de se lamenter ! Viens pleurer avec nous, c’est bien-bien-bien » s’éloignent-ils à chaudes larmes. « Vaut mieux entendre ça que d’être sourd », se dit Chalumeau en haussant les épaules. Mais l’amertume insidieuse le gagne.De jour en jour, il voit les siens devenir plus fous. Le joueur de flûte n’a plus le moral. De jour en jour, il perd tous ses amis. Le flûtiste est seul, il a peur, il dort mal, son sort n’est pas plus enviable que celui des fous qui font peur.

Il rêve qu’on va lui retirer son permis de rire et l’échanger contre une carte Vitale. A quoi bon être sain d’esprit dans un monde d’aliénés ? L’angoisse et la solitude lui sont insupportables. Il jette le gobelet de fer dans le gouffre de Padirac. En rentrant, il boit goulûment l’eau des fontaines. Puis il s’enfile dans un sac et se met à pleurer.

Le lendemain, toute la vallée lui fait la fête.
Chalumeau a retrouvé ses amis.

Une version traditionnelle de cette histoire existe aussi dans la tradition soufie. Elle a été citée par Idries Shah  qui ajoute : « La légende rattache avec insistance Dhun-Nun l’Egyptien, auteur présumé de ce conte, à l’une des formes de la Franc-Maçonnerie. Quoi qu’il en soit, Dhun-Nun est la première figure historique de l’Ordre derviche malamati dont les spécialistes occidentaux ont plus d’une fois relevé les concordances frappantes avec l’art des Maçons. On dit que Dhun-Nun déchiffrait les hiéroglyphes. »

Comment cette légende s’est-elle inscrite dans le folklore béarnais ? Faut-il une fois encore chercher une source commune, antérieure à l’Islam, antérieur aux Basques / Gascons, antérieure même aux hiéroglyphes que Dhun-Nun savait déchiffrer ? Une source pré-égyptienne, pluri-millénaire, à laquelle les Francs-Maçons prétendent s’abreuver ? Cette civilisation de bâtisseurs qui a semé la planète de citadelles formidables, de cités mégalithiques et de murs cyclopéens, la Civilisation des Pyramides.

C’était avant le Déluge, mais curieusement,
leur savoir sacré a ressurgi en Europe médiévale… 

Quant à la forme, ce conte est irremplaçable. Quant au fond, il est inépuisable. Et quant au premier titre, Les sept fontaines, c’est un bonus pour les petits malins qui m’assaillent : « Où sont-elles, ces fontaines ? » Allons, réponds-je, ce n’est pas si difficile à trouver. 

Qu’est-ce qui est au nombre de sept en vous ?

 

Le fou se croit sage, le sage se sait fou.
William Shakespeare