Les yeux du chat

Ralentir : histoire vécue ! Je n’ai pas coutume d’étaler ma vie dans ces pages, mais je sens le temps qui passe sur ma carcasse et qui me souffle « si tu ne parles pas de ce qui t’est arrivé, personne d’autre n’en parlera. »  Et puis vous êtes si nombreux à me réclamer ce genre de récit ! Des milliards, au moinsplus peut-être : je n’ai pas les statistiques des autres planètes habitées ! Alors je cède à la pression et je témoigne : ce qui suit est véridique, véritable et vérifiable.

C’était à la toute fin 1992. Je passais le plus clair de mon temps auprès de mon benefactor, au lieu de me consacrer à mon activité professionnelle : la communication d’entreprise et les bandes-dessinées. J’avais élu domicile en Mayenne, à trois heures de route de Paris où m’attendait mon job. Entre Noël et le jour de l’an, les clients ne se bousculent pas dans ma petite agence. J’ai laissé la clé à Véronique. Une perle rare. Elle tient la baraque d’une poigne de fer dans un gant de crin. Entre ses mains, mon avenir ne risque rien. Surtout pendant la trêve des confiseurs.

Le 27 décembre, dring, téléphone. Au bout du fil, Véronique, affolée. Il y a eu un braquage la nuit dernière dans l’agence. Le voleur s’est introduit en cassant un carreau. Chierie ! Troisième cambriolage en deux ans, ça commence à bien faire. Le bilan est conséquent : trois ordinateurs, quelques objets de collection BD, du matériel de peinture, une table lumineuse, des originaux, des albums et d’autres babioles. Ça ne sent pas le casseur professionnel. L’assurance devrait nous rembourser tout ça. Mais l’affolement de Véronique a une autre cause : elle ne peut pas entrer dans l’agence, un chat lui en barre l’accès : Il est hirsute, hérissé, il gronde, il crache. Véronique baisse les bras devant un fauve indomptable. 

Que se passe-t-il ? Me cache-t-elle autre chose ? D’ordinaire cette fille a les pieds sur terre et les ovaires bien accrochés. Un simple chat, même gros, même cracheur, suffirait à la mettre sur la touche ? Je n’en reviens pas. Véronique, Véronique, tu peux gérer ça, quand même !  Intraitable, elle se braque. Je dois rappliquer dare-dare pour mater la bête. Moi ça ne m’arrange pas. Les festivités du jour de l’an se préparent en Mayenne, le domaine de Rochefort est en ébullition, je rage de ne pas suivre toutes les péripéties préparatoires et de manquer l’arrivée des invités. Mais impossible de laisser la belle Véro sur le pas de la porte, face à un terrifiant chat de garde qui la regarde en chien de faïence.

 

Je partirai demain. J’en touche deux mots à Jean-Claude Flornoy. Contrairement à mon attente, mon benefactor se passionne pour cette histoire de chat crachant. « Ce n’est pas un chat ordinaire, Xavier. C’est un cha-man. Il y a beaucoup de sorciers chez les chats. Et ce cha-man va te montrer la tronche de ton cambrioleur. » Comment ça ? Il a pris une photo ? J’avais pris l’habitude des invraisemblances de Jean-Claude, mais là, là, il y va un peu fort. Et la suite allait se révéler bien pire. J’ai dû brider mon scepticisme. 

« Ce chat est entré avec le braqueur, me dit-il.  Il n’aurait pas pu s’introduire avant que la vitre soit cassée. Il a été témoin de ce qui s’est passé. Il a tout vu, il pourra donc te faire tout voir. Nt nt ! Laisse-moi parler. Je vais te montrer ce qu’il faut faire. C’est très simple. » Jean-Claude a pris dans son buffet un petit verre en cristal taillé. « Ce verre est indispensable. Je te le prête. Prends-en bien soin, j’y tiens. » 

Voici le rituel tel qu’il me l’a exposé ce soir-là. Je vais remplir ce verre avec de l’eau jusqu’à ras-bord, et plus encore, de manière à former un ménisque concave : l’eau monte, bombée, au dessus du bord. Ensuite allumer une bougie. Et puis, dernière phase de l’opération mais non la moindre, aligner les yeux du chat avec le ménisque, la bougie et mes propres yeux à l’autre bout. Franchement, ce rituel, je le sens mal. Pour quoi faire ? « Tu verras » fit JCF, laconique.

Le lendemain, il s’est penché à la vitre de ma BM : « Fais gaffe au verre, hein ? J’y tiens »  J’ai pris la route à fond de ballon. A Paris, Véronique était dans tous ses états. De plus en plus furieux, le chat ne voulait plus sortir du débarras dans lequel il s’était réfugié pour échapper au concert de casseroles que Véronique avait déclenché dans l’espoir de le faire fuir. Le matou s’était faufilé tout au fond d’une pile de vieux mobilier du bureau, et malgré les jattes de lait, les boulettes de viande, les croquettes Matou Matois et les chansons paillardes,spécialité de Véronique impossible de le déloger.

L’affaire s’annonce mal. S’il ne bouge plus de son terrier, mon petit rituel tombe à l’eau. Véronique hausse les épaules. Elle ne tient pas Flornoy en très haute estime. Elle nous prend pour des cinglés… « Tu y crois aux yeux du chat ? Faudrait d’abord que tu l’attrapes ! Vu le bestiau, ça sera pas de la tarte ! » 

Sans répondre, je descends au sous-sol pour étudier la question. A peine je m’approche du débarras que le chat en sort, digne et tranquille. Il vient droit sur moi et se frotte sur mes jambes en ronronnant. Véronique n’en revient pas, moi non plus. Le matou sur mes talons, je vais à la cafétéria, je remplis le verre précieux… sans faux-col et avec ménisque s’il vous plaît. J’allume une bougie, je dispose le tout comme il faut… et je tombe sur le cul ! Le chat vient de sauter sur la table. Il s’assoit pile au bon endroit ! Ses yeux magnifiques bien alignés avec le ménisque et la flamme de la chandelle !!

C’est à ce moment-là que j’ai été tout à fait sûr d’avoir affaire à un chat-man. Et là je me suis dit que le rituel de Jeff Gros-Sel avait toutes les chances de fonctionner. Je me suis assis en face du chat, j’ai aligné mes yeux avec le ménisque, la flamme et les yeux du chat dans la légère brume causée par la vapeur et la lueur. Des yeux singulièrement brillants. J’ai cru les voir grandir jusqu’à envahir tout l’espace visible.

Dans ces yeux énormes, aussi nets que sur une vidéo, j’ai vu deux silhouettes, un grand maigre et un costaud. Des jeunes, genre 20 ans. Puis gros plan sur leur visage. Très très gros plan. Un black dégingandé, le visage tavelé par la petite vérole. J’aurais pu compter les cicatrices. Et l’autre, le baraqué, un rouquin au nez cassé. Inconnus au bataillon. L’image était nette, inoubliable. Un quart de siècle après, je me souviens de ses moindres détails.

Quand je suis remonté dans mon bureau, j’étais secoué, limite bancal. Le chat me suivait toujours comme mon ombre. J’ai ouvert la porte de l’agence, il a sauté dans la rue sans demander son reste. Pas de doute, c’est moi qu’il attendait. Pour le rituel de Flornoy. Pour me montrer ce que ses yeux avaient vu. Véro s’est mise à gueuler. « Casse-couilles, ce chat ! Il ne veut pas décarrer de son débarras, et puis le voilà qui file comme un pet sur une toile cirée ! »  Mon assistante use d’un langage fleuri, c’est la moindre de ses qualités. Elle a repris des couleurs et du peps.« Il t’a montré quelque chose, au moins ? » ajoute-t-elle avec malice.

Oh que oui ! Au fur et à mesure que je lui raconte la séquence des yeux, je vois sa face qui se vide de son sang. Quand j’entame la description des deux petits braqueurs, elle se laisse tomber sur un pouf. Elle ne peut pas sortir un traître mot. « Véro !! Ça va ?? » Elle descend un grand verre d’eau sans respirer, puis un autre, de vodka. Ça lui rend des couleurs. Et la parole. « Je les connais !! Bordel, Xavier, je les connais !!! Ce sont deux coursiers qui passent quand t’es pas là. Ils me dragouillent un peu, ils farfouillent, moi je les ai toujours trouvés chelous !!! »

Merde ! Ces types existent réellement ! « Qu’est-ce que je fais s’ils se repointent ? demande Véronique d’une voix blanche. Faut prévenir les keufs ! »

Pour leur dire quoi ? Que j’ai vu mes cambrioleurs dans les yeux d’un chat ?! C’est moi qui me retrouve en garde à vue, pour prise de substances illicites et stupéfiantes. D’un commun accord, on a enterré l’affaire. Le soir même, je suis reparti en Mayenne. Véronique a prévenu l’assurance, j’ai fait mettre des barreaux à toutes les fenêtres et bien sûr, personne n’a revu les deux petits malfrats. Tant mieux. Ni le chat. Tant pis…

 Nous sommes faits de la même matière que les rêves et notre courte vie est bordée de sommeil.
Billy Shakespeare