Jung et la folie divine

 

« Donne-moi ta main, mon âme presque oubliée. Quelle chaleur me procure la joie de te revoir, toi mon âme si longtemps désavouée. La vie m’a ramené à toi. Mon âme, c’est avec toi que le voyage doit continuer. Avec toi je veux cheminer et monter jusqu’à ma solitude. »

C’est ainsi que Jung parle à son âme dans le remarquable ouvrage qu’il a dédié aux chercheurs intérieurs, le Livre Rouge ou Liber Novus. (source)C. G. Jung, Le Livre Rouge, Editions L’Iconoclaste Il s’agit selon moi d’une œuvre incontournable, qui se doit de figurer dans la bibliothèque idéale de l’éveil. Pour moi, c’est une source de lumière. Tout chercheur peut en faire son livre de chevet. Un de ces précieux bouquins qu’on emporte sur une île déserte. L’extrait cité montre un Jung exultant de joie, après une période lourde et vaine où il s’est renié lui-même, où l’excès egotique a bien failli le perdre. Il développe sa descente en enfer dans une version antérieure :

« Comme l’obscurité d’avant était épaisse ! Comme ma passion était violente, comme elle était égoïste, assujettie par tous les démons de l’ambition, de la soif de gloire, de la cupidité, de la dureté de cœur, de l’arrivisme et comme j’étais alors totalement ignorant ! La vie m’a entraîné à l’extérieur. J’essayais sciemment de m’éloigner de toi, mon âme, et je l’ai fait pendant toutes ces années. Je reconnais que c’était bien. Mais je pensais que tu étais perdue. Il me semblait parfois que c’est moi qui étais perdu, pas toi. Je marchais sur le chemin diurne. Tu marchais, invisible, avec moi et tu m’as conduit de marche en marche, assemblant ingénieusement un morceau à un autre. » (source)L’Ébauche, pp 20-21

Retrouver son âme est la meilleure chose qui puisse arriver à un être de lumière. Jung a vécu cette effusion. Il éprouve le besoin d’accueillir son âme comme on fête sa bien-aimée, avec des mots simples, humains et joyeux. Pourtant il sait que la souffrance passée n’est pas exclue de l’avenir. Avec clairvoyance, il évoque la prochaine étape, sa solitude.

 

 

Le chemin de grande solitude

La chemin de lumière s’appellerait plus justement le chemin vers la lumière. Car il n’est pas dépourvu d’embûches et de doutes. Il serpente, raide est la pente, inégal le sol piégeux. Pourquoi se donner toute cette peine ? L’envie de tout laisser tomber vient presque à chaque pas, quand on réalise que plus on progresse, plus les compagnons de route se font rares, plus on se confronte à l’inexorable solitude des cimes.

L’être humain, dit-on, est un animal grégaire. Je ne sais si c’est juste. Nous sommes humains de naissance, non par choix. Et si nous sommes grégaires, c’est que la solitude est écrasante. Au sein du troupeau, on a bien chaud. On ne voit rien, trop d’inconnus nous cachent la lumière, mais justement. On est bien. On ne pense à rien. Sauf à consommer du plaisir en boîte, des gadgets totalement ridicules, des fringues de marque qui nous parquent chez les calques, des objets connectés pour nous déconnecter de nous-mêmes, de notre âme immortelle, du chemin pour aller plus loin. Jung nomme ça l’esprit du temps. Il l’oppose à l’esprit des profondeurs, qui seul permet la rencontre avec l’âme. Mais à quel prix ! Il faut affronter la traversée du désert.

« Quand le désert commence à devenir fertile, il produit des plantes étranges. Tu te croiras fou et en un sens, tu seras véritablement fou. Dans la mesure où le christianisme de ce temps est privé de folie, il est privé de la vie divine.Retiens ce que les Anciens nous enseignèrent : la folie est divine. C’est indubitable : quand tu entres dans le monde de l’âme, tu es comme fou, et un médecin jurerait que tu es malade.  Ainsi j’ai vaincu la folie. Si vous ne savez pas ce qu’est la folie divine, libérez-vous du jugement et attendez les fruits. Mais sachez qu’il existe une folie divine qui n’est rien d’autre que la victoire de l’esprit des profondeurs sur l’esprit du temps. »  (source)C. G. Jung, Le Livre Rouge, Editions L’Iconoclaste

 

 

Alors forcément tu fais le vide autour de toi, parce que plus personne, amis ou connaissance, ne peut te suivre sur ce chemin solitaire où tu marches seul. Quand l’âme s’incarne, quand l’âme prend les commande du petit moi, l’ego est expulsé. Alors tu deviens fou. Aucune des règles qui dictent les comportements des gens ordinaires ne s’applique plus à toi. Ça rend ta solitude inexpugnable, inévitable, insupportable. Un choix terrible s’offre à toi. Continuer sur ce chemin de grand solitude, continuer à côtoyer la folie et les abîmes, ou bien renoncer et rejoindre le troupeau.

« Je me suis réveillé pour voir que tous dormaient encore. Alors je me suis rendormi » a dit le sage. La phrase est attribuée à Léonard de Vinci, grand initié devant l’Éternel.Ou l’Éternelle ? On ne prête qu’aux riches. Il n’y a pas que lui qui a pu se dire ça. Combien de fois me suis-je réveillé moi aussi, combien de fois me suis-je rendormi ?

 

Choisir sa folie

« Le thème de la folie divine a une longue tradition. La référence classique est la discussion menée sur ce sujet par Socrate : c’est par la folie « qui est un don des dieux, que les plus grands biens nous sont donnés. » (source)Platon, Phèdre Socrate distingue quatre sortes de folie divine : 1- la prophétie inspirée par les dieux telle que la pratiquait la Pythie de Delphes 2- des hommes tourmentés par d’anciens péchés, qui se répandent en discours prophétiques, cherchant leur salut dans la prière et l’adoration des dieux 3- le fait d’être saisi par les muses – l’homme qui se consacre à l’art, s’il n’a pas été touché par la folie des muses, ne sera jamais un grand poète 4- les amoureux. » (source)op cit p.176 note 89 par Shonu Samdasani

Là je suis mal, car je constate qu’à un moment ou un autre de ma vie, j’ai connu les quatre sortes. Bizarrement, si je me savais fou, je n’avais pas compris que ma folie pouvait prendre quatre aspects. Pourtant la cause est toujours la même : l’avancée de l’être en quête de son âme, et les déboires que ce processus enclenche inévitablement. Déboires ou grâces ? Si j’en crois Socrate, c’est par la folie divine que les plus grands biens nous sont donnés.

A la Renaissance, le thème de la folie divine a été repris par des humanistes chrétiens comme Erasme : « Aussi longtemps que l’âme se sert des organes du corps, on la nomme saine. Mais dès qu’elle se rappelle son ancienne liberté et veut fuir hors de ce cachot, on la nomme maladive. Et si elle réussit à fuir, tout le monde parle de folie. »  (source)Erasme, Eloge de la folie Sont-ils vraiment fous, ceux qui réussissent ce tour de force, vivre au-delà des ressources physiques ordinaires ? « Ces gens prédisent ce qui est à venir, ils maîtrisent des langues et des sciences qu’ils n’ont jamais apprises, et ils ont en eux, d’une façon générale, quelque chose de divin. »  (source)op cit p.176 note 89 par Shonu Samdasani

 

 

Faut-il en conclure que les dieux sont fous ? Si l’on en juge par la marche du monde qu’ils sont censés régler, aucun doute : ils sont carrément à la masse. Seulement voilà, leur folie les rend divins. Comme nous. Et l’homme normal, qui passe pour sain d’esprit, n’est-il pas l’archétype du grand malade mental ? Si sa bêtise ordinaire est admise par le plus grand nombre, et même encouragée par les élites dirigeantes, en est-elle moins folie ? Jadis la norme était l’éveil, aujourd’hui c’est le sommeil. Jadis la folie était sacrée, aujourd’hui elle est inquiétante. Jadis la folie était respectée, à présent on a peur des prophètes. Pour vivre heureux, soyez crétins. 

Il est là, le choix qui s’offre à toi. Rester borné, béat de suffisance, comblé par le système, bouché comme tout le monde, bloqué dans tes aspirations profondes. Ou bien risquer l’aventure intérieure, chercher le divin, passer pour fou et vivre seul. Quel est le sort le plus enviable ? A toi d’en décider.

 

Oh ! vie heureuse des bourgeois ! Qu’avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne ;
Ça lui suffit, il sait que l’amour n’a qu’un temps.

Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir il faut voir
Cette jeune oie en pleurs :  » C’est là que je suis née ;
Je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir. « 

Elle a fait son devoir ! C’est à dire que oncque 
Elle n’eut de souhait impossible, elle n’eut
Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L’emportant sans rameurs sur un fleuve inconnu.

Oh ! les gens bienheureux !… Tout à coup, dans l’espace,
Si haut qu’il semble aller lentement, un grand vol
En forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !

Regardez-les passer ! Eux, ce sont les sauvages.
Ils vont où leur désir le veut, par-dessus monts,
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages.
L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons. (source)

 

Seulement ces oiseaux de passage ont un avantage sur le chercheur de lumière : ils sont plusieurs…

 

Il n’y a que les sots et les huîtres qui adhèrent.
Paul Valéry