Il y a quelques temps, j’ai évoqué l’âme devant une personne athée. « Quelle âme ? me dit-elle. Moi je n’en ai pas. » Nullement déconcerté, je lui réponds du tac au tac : « Non, toi tu n’as pas d’âme. Mais moi j’en ai une. »
Et j’enchaîne. L’athée ne m’écoute pas. Elle fait la tronche. Elle si sûre d’elle, certaine de n’avoir pas d’âme, la voilà qui doute, jalouse de ce gus culotté qui vient de lui dire « tu n’as pas d’âme ». Maintenant elle en veut une !
Ah les mystères de l’âme ! En général j’évite ce mot-valise, ce fourre-tout qui prend autant de significations qu’un évêque peut en bénir. S’il a encore du temps pour autre chose que les petits garçons.
L’âme est une notion floue, trop chargée, à laquelle, honnêtement, peu d’entre nous comprennent encore quelque chose. L’âme appartient à une autre époque. C’est ce qu’on saisit en relisant Jung, psychanalyste, médecin et chrétien. Lui-même, que je vénère, n’échappe pas aux ambiguïtés du concept.
« A cette époque, j’étais encore entièrement prisonnier de l’esprit de ce temps. Je parlais beaucoup de l’âme, je connaissais plein de mots savants sur elle, j’en ai fait un objet de science. Mon âme ne peut pas être l’objet de mon jugement et de mon savoir : c’est mon jugement et mon savoir qui sont l’objet de mon âme.
C’est pourquoi l’esprit des profondeurs m’obligea à parler à mon âme, à l’invoquer en tant qu’être vivant, existant par lui-même. J’avais perdu mon âme. Pour l’esprit de ce temps, l’âme est une chose qui dépend de l’homme, qui peut être jugée et classifiée, et dont nous pouvons saisir l’ampleur. » (source)C.G. Jung, Le livre rouge, Liber Primus, fol II
Mais pour l’esprit des profondeurs, c’est tout autre chose : ton âme n’est pas à toi, nous dit Jung, c’est toi qui lui appartiens. « Il a donc fallu que je parle à mon âme comme à quelque chose de lointain et d’inconnu qui n’existe pas par moi mais par qui j’existe. »
L’esprit des profondeurs
Carl Jung oppose deux formes d’esprit qui dirigent nos comportements : l’esprit du temps et l’esprit des profondeurs. Cette dichotomie rappelle celle des religieux catholiques, qui distinguent l’esprit du siècle et l’esprit de la règle. Les prêtres relèvent de l’esprit du siècle, c’est pourquoi on parle de clergé séculier, tandis que les moines, soumis à la règle de leur ordre, forment le clergé régulier.
L’esprit des profondeurs dont parle Jung n’obéit pas une règle écrite, ni conçue par les hommes. La règle qui l’anime ressemble à la Règle non-écrite dont parle Castaneda, que tout guerrier possède en lui, et qui est le coeur de la philosophie du Nagual. Jung vient juste de découvrir cette opposition, ou complémentarité, entre les deux formes d’esprit. L’esprit des profondeurs ne s’était pas manifesté en lui avant cette époque.
Il y a une explication à cela. Quand il écrit son Livre Rouge, Carl Gustav Jung vient de passer le cap de la quarantaine, et cet âge n’est pas anodin. A l’âge de 42 ans, si l’on en croit la tradition druidique, vient la sixième et dernière initiation. La première intervient à l’âge de 7 ans, les autres se suivent ensuite tous les sept ans. La sixième initiation, à 42 ans, consacre la maturité spirituelle. A partir de là, l’être est complet. Mais son royaume n’est plus de ce monde. Ainsi sont les grands initiés.
C’est précisément ce que vient de vivre le Dr Jung, qui a tout réussi jusque là sur le plan matériel, intellectuel, affectif et scientifique. Il devra dès lors se consacrer aux réalités spirituelles, d’où la sensation qu’il a de retrouver son âme longtemps disparue.
« Celui dont le désir se détourne des choses extérieures parvient au siège de l’âme. S’il ne trouve pas l’âme, l’horreur du vide s’empare de lui et la peur le poussera à coups de fouet encore et encore dans une quête désespérée des choses creuses du monde auxquelles il aspirera aveuglément.
Il deviendra le bouffon de son désir sans fin, s’éloignera de son âme et la perdra pour ne jamais la retrouver. Il courra après toutes les choses, il les tirera toutes vers lui, mais il ne trouvera pas son âme, car il ne la trouverait qu’en lui. S’il possédait son désir au lieu que son désir le possède, il aurait posé une main sur son âme, car le désir est l’image et l’expression de l’âme. »
« La richesse de l’âme est faite d’images. Mes amis, il est sage de nourrir l’âme, sinon vous élevez en votre sein des dragons et des diables. » (source)C.G. Jung, Le livre rouge, Liber Primus, fol II
Le chemin vers l’âme
L’âme ne nous est pas donnée, car c’est nous qui lui appartenons, pas le contraire. Elle est immortelle, mais pas nous. Elle survivra et nous n’en saurons rien si nous ne sommes pas éveillés dans cette vie. Elle survivra et nous survivrons en elle si nous avons connu l’éveil avant de mourir, ou au moment de mourir, ça marche aussi.
Au lieu d’âme, je vais dire le moi supérieur, c’est plus facile à comprendre, et c’est moins chargé. Ce moi supérieur fusionne avec l’être au moment de l’éveil. Tant que l’éveil n’est pas acquis, l’âme, ou le moi supérieur, flotte quelque part au-dessus de l’être qui ne peut la rejoindre que durant son sommeil. Et encore, il s’en souvient rarement au réveil.
Le chemin vers l’âme est donc le chemin vers l’éveil. Un chemin ardu vers la vie éternelle. Ce n’est pas un jardin de roses, à part pour les épines. A travers les épreuves, ma mère avait coutume de dire : « La vie est une tartine de merde et tous les jours on en mange un petit peu. »
Vaille que vaille, il nous appartient de gravir ce chemin. Et tous les jours la grimpette continue, harassante. Difficile certains soirs de ne pas céder au découragement.
« Aucun arbre, dit-on, ne peut atteindre le ciel sans que ses racines touchent à l’enfer » aimait à répéter CG Jung.
« Y en aurait-il un parmi vous qui croie pouvoir faire l’économie du chemin ? Pouvoir, tout en côtoyant la torture du Christ, avancer dans la tromperie ? Je dis : cet homme se leurre et se porte lui-même préjudice. Il fait son lit sur des épines et du feu. Le chemin du Christ ne peut être évité à personne, car ce chemin mène à ce qui est à venir. Il faut que vous deveniez tous des Christs.
Vous ne surmonterez pas l’ancien dogme en faisant moins mais en faisant plus. Chaque pas qui me rapprochait de mon âme suscitait le rire moqueur de mes démons, de ces lâches empoisonneurs qui me soufflaient leurs sarcasmes à l’oreille. Il leur était facile de rire, car j’avais d’étranges choses à faire. » (source)C.G. Jung, Le livre rouge, Liber Primus, fol II
Même si Jésus n’a rien d’historique, le concept de Christ n’a pas été inventé pour lui. Bien d’autres Christs jalonnent l’histoire inconnue des hommes. Il y a Mithra, Rama, Prométhée, Enki, Orphée, Apollonius de Tyane, l’empereur Constantin, et Héliogabale avant lui, et Quetzalcoatl, Viracocha, Bouddha…
A leur suite, sur leur trace, il t’appartient de te hisser à leur niveau. Tu n’as que cette vie, cette petite vie, pour conquérir le sommet de toi-même. Combien d’années encore ? Le compte à rebours commence à ta naissance. Le but est exaltant, tous les pas te coûtent, toutes les minutes de souffrance sont des siècles pour toi. C’est le travail de ta vie, de toute vie. Je ne vois pas d’autre but digne de tant d’efforts.