Gargantua et les géants populaires

Il est tout de même surprenant qu’on trouve des récits de géants dans toutes les mythologies. Ils sont présents dans les légendes, dans les chansons et contes populaires, dans la mémoire universelle de tous les pays sur tous les continents, et malgré ces faits connus et vérifiables, ils restent désespérément absents des livres d’histoire, tandis que les instruits se moquent des croyances populaires.

Une fois de plus, ce sont les universitaires qui ont tort. Une fois de plus, ils pèchent par excès d’orgueil. La suffisance des gens instruits est chose fascinante. Il suffit qu’un petit bonhomme ait quelques notions tirées d’études auxquelles il n’a pas compris grand’chose pour que cet homoncule se prenne pour un savant et s’arroge le droit de régenter ses semblables. Qui, la plupart du temps, ne lui ressemblent pas, dieux merci ! Heureusement, il y a des exceptions à cette règle navrante. Maître Alcofribas Nasieranagramme de François Rabelais en est une belle. De son vrai nom François Rabelais, il a fait œuvre de mémoire en consignant, avec fantaisie et humour, les exploits d’une famille de géants, celle du sympathique Gargantua. Connu bien avant les livres de Rabelais, le géant Gargantua fait partie du folklore. L’enseignement traditionnel, bien souvent, n’a d’autre école que le coin du feu, à la veillée, quand un conteur chenu prend la parole. D’abord doucement, puis crescendo, il s’anime, sa voix s’enfle, le ton monte et devient vibrant, et par la magie du récit sincère, l’histoire oubliée de nos vieilles terres prend vie au cœur de l’assistance.

D’où vient ce nom, Gargantua ? Rabelais nous donne une étymologie facétieuse. « Le bonhomme Grantgousier beuvant, et se rigollant avecques les aultres entendit le cris horrible que son filz avoit faict entrant en lumière de ce monde, quand il brasmoit demandant à boyre! à boyre! à boyre! dont il dist, que grant tu as, supple le gousier. Ce que oyans les assistans, dirent que vrayment il debvoit avoir par ce le nom Gargantua, puis que telle avoyt esté la première parole de son père à sa nativité, à l’imitation et exemple des anciens Hebreux. À quoy fut condescendu. » (source)Gargantua, par François Rabelais

Langue des Oisons, Langue d’Or

Que grand tu as !  s’exclame Grandgousier son père, et l’enfant reçoit comme prénom les premiers mots du père, selon la coutume des anciens Hébreux, précise Rabelais qui connaît la Bible et se souvient des géants de Palestine, comme Goliath. Je veux rendre un vibrant hommage à mon bon maître Rabelais, qui n’a pas inventé que la littérature française : il donne aussi le premier exemple de la fameuse langue des oisons, tant prisée à son époque : Que grand tu as !  Il montre aux escholiers sorbonnards et pédants que l’humour fait bon ménage avec le vrai savoir, « pour ce que rire est le propre de l’homme » . (source)Rabelais, bien sûr !

Merci à lui pour cette excellente vanne, et traduisons à notre tour le nom de Gargantua non pas en langue des oisons, mais en langue d’or, la langue des origines que nous ont enseigné les terraformeurs, et que Alain Aillet cherche à retrouver. Trois phonèmes : GARG, AN, et TUA. Dans le dernier, il est aisé de reconnaître TUA(th) qui se retrouve dans Tuatha De Danaann et beaucoup d’autres noms de peuples, parce qu’il signifie justement le peuple, la tribu, ceux de. Ensuite AN, que l’on retrouve dans ANou, premier dieu des Sumériens, dans AHN allemand, dans AN, ANcêtre ou ANcestor, qui signifie les ANciens. On obtient donc : « du peuple ancien de Garg ».

Reste ce dernier phonème, GARG. Hé Google, tu dis quoi ? Le premier truc sur lequel je tombe, c’est de l’argot américain : « a very ugly man » un mec trop moche. A rapprocher de gargouille, une vilaine bête sculptée dans la pierre. Un autre sens, dévorer. Manger salement et goulûment. Bâfrer. Engloutir. On retrouve ce sens dans gargotte. Encore un autre sens, la gorge. Voir le mot gargarisme. Et enfin, dérivé de ces trois sens, il y a ogre. Le phonème est déformé, il reste identifiable. Et c’est exactement la définition de Gargantua : an + tua + garg = du peuple ancien des dévoreurs. C’est à dire les ogres.

Garg en toi, Livry-Gargan Tuatha, il a bu, il a fait garg, il est tombé raide mort. Où sont allés les géants d’avant ? Où sont passées les tant belles géantes à la taille étonnante à la verve galante à la croupe insolente aux mamelles opulentes aux manières indécentes au demeurant charmantes ?

Que sont mes amis devenus
que j’avais de si près tenus
et tant aimés ?
Ils ont été trop clairsemés,
je crois le vent les ôtés,
l’amour est morte
Ce sont amis que vent me porte
et qu’il ventait devant ma porte,
les emporta  (source)

 

Les géants sont partout 

On rencontre des géants dans le folklore et les littératures populaires : Gayant, le géant de Douai; le Géant à barbe d’or de Picardie; Lydéric le grand forestier des Flandres; Antigonus, le géant d’Anvers; le Pâtho, en Suisse romande; Saint Christophe; Hok-Braz et Rannou, en Bretagne; le Tailleur géant de Salisbury; Dame Hutt, au Tyrol; les géants de Guildhall (Gogmagog et Corineus Gog); Einheer;  le Géant de Crussolio; celui de Dessoubre; celui du vallon de Servance, dans les Vosges; celui de Châtillon-le Duc, dans le Doubs; celui de la Pierre-qui-Vire, dans le Jura; et bien sûr aussi les Ogres et Gargantua.
 
Gargantua, géant issu, semble-t-il, de la mythologie celtique, est entré dans la littérature écrite avec Rabelais. L’Arioste, de son côté, a conservé le souvenir d’un autre géant présent dans les légendes du Moyen âge, Ferragut, que Roland assomma d’un coup de sa Durandal, et Pulci en a chanté un autre, Morgante. Plus tard, Swift entraînera son Gulliver dans un pays de géants, le royaume de Brobdingnag… (source)
 
On rencontre aussi des géants dans la Bible, la Torah, les légendes Celtiques et Nordiques, les textes antiques de Sumer, ceux de l’Inde, de la Chine et du Japon ; dans les chansons populaires et dans le folklore d’Indonésie, des Philippines et de Malaisie ; dans les traditions orales des Amérindiens, des Africains et des Inuits. On trouve des ossements de géants dans les caves bien closes de certains musées, que ça plaise ou non aux incompétents diplômés. Les géants sont partout sauf dans leur mémoire. Bouchés à l’émeri, ces ânes bâtés resteront persuadés que les géants sont inventés même quand ils en verront pour de bon. Géant merci, les gens simples n’ont pas ces pudeurs idiotes. Eux, ils les aiment, nos géants d’avant.

Les processions de géants

Les géants et animaux de grandes tailles apparaissent dans les fêtes et processions en Europe au XVème siècle quasiment simultanément au Nord et au Sud du continent.
Ils sont d’abord là, au milieu de la foule, comme les figures d’un catéchisme surdimensionné. Ils illustrent l’Ancien et le Nouveau Testament. On trouvait également des figures imaginaires (monstres, animaux, braves guerriers sauveurs issus des légendes populaires etc…).
 
Dans le Nord de l’Europe, en Flandres principalement, ils se libèrent de l’emprise de l’Eglise aux 17 et 18ème siècles. Des figures laïques et des héros tutélaires de cité apparaissent. Les révolutionnaires français ont détruit de nombreux géants. Mais dès le début du 19ème siècle, la tradition renaît, entièrement laïque et populaire. Après la Seconde Guerre mondiale, un nouvel élan s’affirme et les géants se multiplient. Ce phénomène s’est même intensifié depuis les années 80 et sa vitalité ne se dément pas.
 
Les géants naissent de l’imagination des hommes. Artistes et artisans locaux sont à l’origine des effigies en bois, papier mâché et osier. Historiquement plusieurs géants ont été fabriqués par la corporation des manneliers (fabricants de paniers d’osier). Ensuite, ils sont baptisés. Ce sont encore les hommes qui les réveillent et les habillent. Des rituels locaux existent autour de ces préludes à la fête. Pendant la procession, les porteurs sont indispensables pour donner vie au géant et le faire danser (regardez comme ils dansent !). C’est souvent un honneur d’endosser cette charge. Le groupe des porteurs est respecté et souvent envié par la population locale. Ils peuvent porter seuls jusqu’à cent kilos sur leurs épaules ! Des écoles de porteurs se développent dans le Nord pour perpétuer la tradition. Plusieurs géants sont accompagnés par leur propre fanfare. Enfin, la population parle à ses géants, les marient quelque fois. Une vraie sociabilité existe autour de ces personnages. 
 
A Douai, on parle des gayants, ce qui veut dire géants en picard. Le géant Gayant a été créé en 1530. Il est aujourd’hui le chef d’une famille qui compte cinq membres. La légende se dispute l’identité du père : il représenterait Jehan Gelon, seigneur de Cantin qui délivra la ville de Douai assiégée par les Normands vers la fin du IXème siècle ou alors Saint-Maurand apparu en songe afin d’éviter la prise de la ville par les Français au XVe siècle. Sa femme a été créée en 1531 par la corporation des fruitiers. Leurs enfants, Jacquot, Fillon et Bibin sont nés en 1720.  (source)
 
 
 
 
Quand l’auteur indique que « les géants naissent de l’imagination des hommes »  il ne parle pas des vrais, mais des effigies qu’on promène lors des fêtes et carnavals du Nord, des Flandres et d’ailleurs. Pour ma part, je suis bien certain que, s’ils frappent tant l’imagination populaire, les géants sont une réalité de notre lointain passé, comme les mammouths laineux et les dinosaures plumeux. Les géants ont existé, il y a tant de traces de leur séjour sur cette planète, du temps où les dieux marchaient parmi les hommes. On les promène aujourd’hui pour que les dieux, à nouveau, marchent parmi les hommes. Nostalgiques, leurs nombreux dévots les portent dans les rues de leur ville, et les baptisent, et les marient, et leur donnent une descendance. Faut-il donc tant les regretter ? Tout le monde semble avoir oublié comment les géants ont fini : en ogres dévorants. 
 
A quoi bon prendre la vie au sérieux, puisque de toute façon, nous n’en sortirons pas vivants ?
Alphonse Allais