Tu trônes sur une colline douce, en terre d’Armor, sous bosquet du bocage rennais. Tu es une des perles bretonnes de la couronne des temples mégalithiques. Pour te trouver, on suit tout un lacis de routes et de chemins, Retiers, Janzé, Essé, essais, et c’est.
Si tu le permets, on te découvre sous tes deux gardiens, le Châtaignier Boulu et le Chêne Triple, qui te font un écrin de verdure. Et toi, cathédrale du fond des temps, tu fais ta modeste entre leurs deux piliers vivants. L’approche est précise, et précieuse. A vingt mètres de ta gueule ouverte, béance tellurique, je me fige sur la prairie. J’ai senti sur la « peau » élastique de mon aura la légère résistance exercée par la tienne : je touche à ton premier cercle.
Marquons une pause.
Debout sur le premier cercle, je te regarde, chemin de la Jérusalem Céleste. Je m’imprègne de ton image, ce qui laisse à ta mémoire le temps de me reconnaître et de s’ouvrir. Ton premier cercle correspond à la limite extérieure de ton aura, belle dame de pierre et d’énergie. Cette aura mesure une quarantaine de mètres de diamètre. Préliminaire important, le premier contact entre les auras va déterminer la suite. Tu es vivante, mais ton rythme de vie est beaucoup plus lent que le mien. Il faut donc s’apparier.
Ça y est, tu m’as humé, la très légère résistance de ton aura vient de fondre, tu m’as ouvert ta première porte. A quelques mètres de toi, je me détourne et me dirige vers le Chêne Triple, ton second gardien. Le laissant à ma droite, je poursuis mon cercle autour de toi, dans le sens des aiguilles d’une montre. Après ce premier tour, j’en ferais encore deux autres, toujours dextrogyres. Je m’arrête au pied du Châtaignier Boulu, ton premier gardien. Jamais je ne manque de le saluer, assis sur sa souche en boule.
« Le Chataîgnier gardien mérite bien le titre de Vénérable. Marie la Gardienne m’a conté son histoire. Il y a 20 ans, Marie tenait table d’hôte à deux pas de la Roche. Elle se considérait comme sa gardienne humaine, aussi avait-elle le plus grand respect pour ses gardiens végétaux. Un jour qu’elle lisait avec moi dans la mémoire du Châtaignier, elle se détacha du tronc, pensive. « Tu crois qu’un arbre peut vivre cinq mille ans? » me demanda-t-elle. Désarçonné par cette question saugrenue, je ne répondis rien. » (source)Jean-Claude Flornoy, correspondance, inédit. Voir la version complète sur son site
Le Châtaignier venait de lui donner son âge « J’ai connu cinq mille hivers. » a-t-elle entendu distinctement. Cinq mille ans ? Comment est-ce possible ?
De sa souche énorme et tourmentée jaillissent de multiples rejets. Un jour, l’un d’eux, plus vigoureux que les autres, détrônera le tronc mort de ce Châtaignier pour prendre sa place, comme ça a dû se passer déjà tant de fois ! S’agit-il toujours du même arbre ? Issu du même réseau racinaire, chaque nouveau rejet partage la même conscience végétale. Oui, c’est donc le même arbre. Un tel processus peut-il durer cinq mille ans ? » (source)correspondance de l’auteur
Je reprends mon chemin jusqu’à ton second gardien, le Chêne Triple. Voici son histoire d’arbre sacré telle qu’il me l’a contée lui-même. Un soldat allemand, un homme qui t’aimait, ma grande, a planté ce chêne il y a deux siècles, pour te servir de gardien. Il avait apporté un gland de Bavière, qu’il avait gardé dans sa poche pendant bien des heures de feu et de sang, sans trop savoir pourquoi, un peu comme un porte-bonheur, un souvenir de sa terre natale. Dès qu’il t’a vue, il a su qu’il n’était venu que pour toi.
J’imagine que le Châtaignier devait être mal en point quand cet homme est venu. Il a dû craindre que le Châtaignier ne vienne à mourir, te laissant sans gardien végétal. Alors il a fait don à la terre bretonne de son porte-bonheur, et le gland devint ce grand Chêne. Mais le Châtaignier s’est renouvelé depuis, grâce aux rejets de sa souche. Et tu t’es retrouvée avec deux gardiens, le Châtaignier pour sa longévité, le Chêne pour sa puissance. Je prends soin de boucler mes trois tours avant d’entrer.
O cathédrale de la préhistoire, ô Roche aux fées roses qui dansent sur ton clocheton les soirs de pleine lune ! Après avoir suivi point par point le rituel que sert à nous apprivoiser, me voici prêt à te recevoir, te voici prête à me pénétrer.
Alors je m’arrête juste devant ta béance, en quoi la légende voit une porte du Sidhe. Doucement, j’appuie mon front sur la pierre faîtière de ton trilithe d’entrée – trois monolithes assemblés en arche.
Ici ai-je lu dans ta mémoire le souvenir des hommes qui ont taillé et levé ce trilithe, longtemps après que les dieux t’ont faite et défaite. Quand tes bâtisseurs ont quitté cette terre, ils n’ont pas voulu que ta puissance terrifiante tombe en de mauvaises mains. Sans prendre la peine de te démolir toute, ils t’ont juste désaffectée.
Plusieurs de tes pierres latérales ont été soufflésL’une d’elles est visible sur la photo ci-dessus, à gauche. par l’explosion d’un nœud d’énergie que tes bâtisseurs avaient fait grossir en toi. Après cette explosion, tu n’avais plus d’usage. Ta force d’éveil s’était dissipée, tu n’étais plus qu’un squelette de grandes pierres et le vent soufflait entre tes murs. Des longues années ont passés sur ton silence. Un jour, d’autres hommes sont venus te voir. Ils ont décidé de te remettre en marche, mais leurs pouvoirs étaient moins grands que ceux des dieux qui t’ont bâtie.
Ces hommes-là ont taillé trois grandes pierres, bien équarries, qui ne ressemblent pas à tes autres pierres. Avec ces pierres ils ont bâti le trilithe d’entrée qui t’a rendu la vie. Pour quelques siècles tu as repris ton activité d’antan, tu es redevenue la grotte sacrée, la fille du tonnerre. La foudre a grondé sur ta voûte, des guerriers ont tremblé sous ses coups, les éclairs les ont auréolé de vapeurs blanches et violettes, distillant tout autour une puissante odeur d’ozone. Ces hommes étaient sans doute des Tuatha Dé Danaan.
Tandis que les premiers bâtisseurs, aux pouvoirs bien supérieurs, appartenaient à la civilisation prédiluvienne d’Atlantide, celle des dieux d’avant. Ces images s’effacent alors. Au relâchement de la pression subtile sur mon torse, je sens la dernière porte s’ouvrir. Je peux entrer dans l’allée couverte. Pour ça, je dois me courber, car l’arche du trilithe est fort basse. Certains préfèrent entrer par tes portes latérales, que j’appelle tes ouïes, et par où je préfère sortir. Il ne faut pas craindre de se courber bien bas.
Dans ta nef, je peux me redresser. Comme bien des allées couvertes moins vastes que toi, tu disposes de chapelles latérales, comme les cathédrales. On constate que le plan des temples est resté le même pendant des millénaires. Les règles de la construction sacrée, retrouvées par les compagnons médiévaux, sont déjà encodées dans les allées couvertes. Je m’avance jusqu’au saint des saints, la pierre majeure qui forme le fond de ta nef, à la place du choeur, et je m’y adosse.
Je me trouve sur ce point d’énergie que les géobiologues appellent, dans une église, le point du célébrant. A ce point précis s’ouvre la porte du Sidhe. S’y tenir ouvre la porte de l’autre monde. A ce point-là, emporté sur l’aile de pierre de tes souvenirs, j’ai vécu d’innombrables aventures intérieures. J’ai vu comment les Gaulois, pour qui ta nef était déjà très antique, ont utilisé tes vibrations puissantes. Les guerriers en apesanteur montaient comme bulles de savon se coller à ton plafond.
Ils erraient là des heures durant, poursuivant des visions de lumière et de vent. Ces hommes farouches redevenaient de petits enfants dans le vent de l’Infini. Filant à rebrousse-temps, j’ai vu comment les dieux d’avant avaient construit ton arche de pierre, et par quelle puissante magie ils t’avaient fait naître. C’était bien des millénaires avant les Gaulois, au temps des géants, lointaine époque des mages et des prodiges. Celui qui t’a bâtie était un prêtre, vêtu d’une robe blanche.
Blanc de peau, ses yeux étaient bridés, ses cheveux clairs coupés ras laissaient voir la peau de son crâne. Il mesurait près de 3 m. Mais ce n’est pas lui qui a soulevé tes roches de couverture. En tout cas, pas avec ses muscles. Après une sorte de méditation, la peau de son crâne se mit à gonfler, formant une sorte de bulle au-dessus de la fontanelle. Et cette vésicule a émis un son stridulant aux harmoniques très basses, dont les modulations semblaient froncer le paysage comme les rides sur un étang.
Il m’a rappelé ce son qui vient de nulle part, qu’on peut produire en frottant des bols tibétains. Il semblait sortir totalement de la sphère sonore et envahir l’image. Des jeunes gens que je n’avais pas remarqué se sont mis en cercle autour d’une grande pierre. Leurs mains ont encerclé la pierre, sans la toucher, tout près d’elle, tandis que les modulations du son la décollaient du sol. Guidées par les enfants, l’énorme pierre est venue se poser, dans un bruit ouaté, à la place où elle est encore.
C’est ta pierre de faîte, la plus lourde, qu’on appelle le clocheton. Porté par le son de nulle part, je l’ai vue flotter sous les doigts des jeunes. J’ai vu d’autres séquences de ta construction, j’ai vu ta mise en service, quand tu étais recouverte d’un tumulus de terre. Ces hommes faisaient de grands prodiges, et la foule venue les admirer formait un cercle respectueux à bonne distance. A ton nord-est, sur ce cercle, tu m’as révélé la source bouillonnante qui était sacrée pour les Celtes.
Chère magicienne des souvenirs, chère Roche aux Fées !
Chaque fois tu m’as offert des voyages qu’on n’oublie pas. Il suffit de tenir le cœur humble, l’esprit ouvert et le corps affûté.
Le monde est vaste mais en nous il est profond comme la mer.