Les invisibles

 

Il y a trois catégories d’êtres sur cette belle planète, dit Lewis Trondheim. Les vivants, les morts et les invisibles. Voilà une des vérités premières qu’on peut trouver dans une bédé. Mais oui. Le neuvième art est source de rire et de lumière. Et Trondheim sait mêler les deux comme pas un.

 

Acide Désoxyribo Nucléique

On partage deux tiers de notre ADN avec… une banane ! Tu le crois ça ? Un scientifique=deux tiers de banane vient de le dire à la télé. Tous les êtres vivants sont liés. Faut se réveiller. Avec les Loups Volants, je pratique le vol astral groupé. C’est pas évident. Faut ramer pour retrouver le souvenir. Nous ne sommes pas dans notre milieu naturel, mais dans celui des morts et des invisibles. Ils y évoluent sans effort, consciemment, tout le temps. En astral ils sont chez eux. Notre réalité est celle des vivants comme des invisibles. Elle n’est inaccessible qu’aux morts qui restent en astral — ou ailleurs, je ne sais où.

Les invisibles vont partout. Et je doute qu’ils partagent si peu que ce soit de notre ADN. Pourtant ils le font, c’est sûr. De l’ADN subtil. En tant qu’habitants de la Terre, ils sont  nos frères. On n’est pas seuls. Faut se réveiller.

 

Entre nour et jouit

Entre chien et loup, à ce moment que les Tibétains appellent l’heure des Geks, on peut voir les invisibles. À cette heure-là, dit Juan Matus, il n’y a pas de vent, pas de cris d’animaux. Il n’y a que du pouvoir. Toutes les cultures traditionnelles des peuples premiers ont un respect particulier pour ce moment de la journée. Ou de la nuit ? Parce que c’est un temps de haute magie. C’est pourquoi il est à part. Ni du jour, ni de la nuit. Il il serait plutôt du nour. Ou de la jouit.

J’ai vécu le jour des merveilles
Vous et moi souvenez-vous en
Et j’ai franchi le mur des ans
Des miracles plein les oreilles
Notre univers n’est plus pareil
J’ai vécu le jour des merveilles

(Louis Aragon)

 

 

Pleine est la lune

La nuit de la pleine lune, au mois de ton anniversaire, tu pourras les voir toi aussi. Et si tu vois tout le temps, saches que tu fais partie du Petit Peuple. Un jour en forêt de Brocéliande j’ai rencontré un lutin. De loin tu aurais dit un homme. Il était plus haut que trois pommes, et musicien — fallait voir comme ! Tous les chemins menant à Rome il est devenu mon ami. Et mon compagnon à demi — que ses péchés lui soient remis.

Les Invisibles ne sont pas censés pouvoir nous toucher. Pourtant, par un soir de pleine lune, une main a effleuré mon épaule dans le noir. J’ai sursauté.

Personne derrière moi. Koala était à ma droite : – Xavier ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– C’est toi qui m’a touché l’épaule gauche ?

– Comment j’aurais pu ?

Très juste. Elle était trop loin pour m’atteindre — à moins d’avoir les bras d’Élastoc.voir ci-contre

Tiramolla, Élastoc dans la version française, « le fils de la colle et du caoutchouc » est un héros du BDzine italien PIPO, publié dans les années 50. Comme son nom l’indique, Élastoc est élastique : il peut allonger ses membres et son corps quasiment sans limite.

 

Ta mort te suit

Qui m’a touché ? Ma mort peut-être. Juan Matus explique à son apprenti que sa mort le suit comme son ombre, à quelque distance derrière son épaule gauche.

En tout cas, j’ai été touché par un invisible. Ils peuvent également porter des objets. Ils sont immatériels, mais peuvent le devenir quand ça les arrange. Je pense que ce sont des interplans, des êtres qui peuvent venir dans ce plan mais qui n’en font pas partie. Ou bien si. Ils sont chez eux.

Ce soir-là, je l’ai dérangé. Il a voulu me foutre la pétoche, me paniquer pour me faire fuir de sa maison, qui sait ? J’avais piétiné ses plates bandes ou quelque chose comme ça. Mais trop tard. La peur ne me touchait plus de son aile noire. J’avais déjà perdu la forme humaine. J’étais encore au monde, mais je n’étais plus du monde. C’était il y a trente ans. 

 

La mort ? Quelle mort ?

Les morts ne quittent pas ce monde dès leur décès. Certains ne savent pas qu’ils sont morts, tant la vie après la mort ressemble à celle-ci. L’autre matin, je me suis éveillé au beau milieu d’un rêve. Maman est décédé il y a des années. Pourtant elle me parlait, fort et clair, dans ma tête ou dans mon corps. Elle était au beau milieu d’une conversation quand le son de sa voix m’a réveillé. J’imagine qu’elle cherchait à me rassurer sur la vie après la vie. « Nous ne sommes pas morts ! » s’exclamait-elle.

J’en suis persuadé. Morts, vivants, nous restons qui nous sommes : des esprits immortels. Incréés. Les dieux d’avant n’ont créé que nos corps physiques. Un véhicule comme un autre. Mais je peux vous dire que vivre hors du corps est beaucoup plus génial. J’y ai tellement pris goût que la vie physique me pèse horriblement.

 

Vieux corps

Mon vieux corps me tiraille, se bloque, se tirebouchonne, se casse, peine et ahane — un jeune corps n’a pas ces soucis du grand âge. Il veut vivre dans son corps, éprouver, sentir, jouir, se donner, se dépenser — choses que je fais beaucoup mieux en astral. Un temps pour tout…

Il y a des morts qui s’attardent ici-bas. Je peux les voir. Un film montre cet enfant qui voyait les morts. Sixième Sens de Night Shyamalan. Sorti sur les écrans il y a 23 ans. Je vis avec mon temps, comme disait Simone Signoret. Sixième Sens. Un gamin qui s’appelle Osment ou Ossement et qui voit les morts. J’ai été surpris comme tout le monde, pourtant la chose ne m’étonne pas : je les voyais depuis tout petit et je n’ai jamais cessé de les voir. Je parle aux morts comme l’enfant Ossement. Je les réconforte, beaucoup en ont besoin.

 

De l’autre côté

Alors je me réfugie sur l’autre versant de la vie, celui que j’appelle l’astral. On voit des morts, des invisibles et même des vivants. Témoin l’aventure qui m’est arrivé avec un petit gars d’Helvétie, un soir d’été, à l’heure des geks,pour les Tibétains !… Pour la mieux comprendre, je dois d’abord vous conter une vieille légende, célébrissime, de mon pays d’Armor. La légende de Yann an Aod qui pour moi a pris vie il y a quelques années.

Yann An Aod, Jean du Rivage, est une légende tenace de la péninsule armoricaine. Quelques villes ont voulu s’approprier ce conte qui n’en est pas un, et qui appartient, non seulement à toute la Bretagne, mais à toutes les terres en bordure de mer sur les cinq continents.

 

 

Légende de Plomelin

Yann an Aod faisait partie de ces mauvais esprits qui rôdaient dans les bois aux heures tardives. Habitué à imiter un cri familier aux paysans, il fonçait en un instant sur sa victime et la faisait passer de vie à trépas si celle-ci osait lui répondre. Un jeune Plomelinois en fit un jour l’expérience : pris de cidre, il donna la réplique au mauvais génie. Aussitôt le cri sinistre se fit entendre si près du jeune imprudent qu’il prit la fuite pour rejoindre sa ferme. Lorsqu’il ouvrit la porte, il reçut sur la partie arrière de son individu un coup magistral. Si son châtiment s’arrêta là, il eut à se frotter les reins en gémissant et à se traîner plié en deux pendant un long mois ! (source)

Voilà comment un conte initiatique est transformé par l’ignorance. Le résultat est un brouillamini plutôt crétin qui fait rire les enfants. L’origine de la légende est d’une nature bien différente. Aucun ridicule là-dedans, ni rien de risible, comme vous l’allez voir. Il s’agit de mettre en scène une antique tradition celte : la rencontre des deux mondes. Par la grâce de Yann, la nuit épouse le jour. De ces noces improbables tant les époux sont différents, surgit un monde intermédiaire, qui ne doit ni à l’un, ni à l’autre.

 

L’enfant de la nuit

Je l’ai rencontré. Pas l’Ankou, lui je m’en fous. Yann An Aod. Jean du Rivage. À moins qu’il ne s’agisse du Bugul Noz.

Le Bugul-noz ou bugel-noz, « enfant de la nuit » ou « berger de la nuit », est une créature nocturne du légendaire breton, proche du lutin et du loup-garou, et connue pour se présenter sous la forme d’un berger métamorphe portant un large chapeau. (source)

Peu importe le nom, la personne m’est apparue. Pour moi, c’est tout ce qui compte. Milin Ar Mor, au Moulin de la Mer en Côtes d’Armor sur la commune de Matignon, un soir avant l’orage. Un orage qui tarde à crever et qui sature l’air marin de pulsions électriques. La nuit tombe à pic et les frissons viennent. Non de froid, mais de peur. Pas de peur tout à fait, disons juste un malaise.

J’accompagne le jeune Franc qui vient d’Helvétie. Que fait donc ce Franc chez les Celtes ? Il tient à visiter ce site à la nuit noire. Drôle d’idée vraiment. Je ne l’ai jamais fait ici, mais j’ai sillonné tant de lieux puissants sous la lune avec les loups ! Je suis partant. On va rire. La pleine lune devrait nous éclairer comme en plein jour, mais elle préfère se cacher derrière les noires nuées.

 

Milin Ar Mor

Après la marche dans les dernières lueurs du couchant, voici les sombres bâtisses ruinées du Moulin. Sinistre. On va pas trop rire en fait. Franc sort sa guimbarde, j’embouche mon harmonica, mais le cœur n’y est pas. Stop la zique. Les ombres montent vers nous comme la marée. L’eau noire de nuit fait entendre au loin son clapot régulier. En se retirant elle fait chuinter les graviers de l’estran, telle une crécelle marine.

Le décor est parfait pour suggérer l’horreur. De jour il est si riant ! Sensibles à l’ambiance, nous nous taisons. Rythmé par la crécelle du ressac, le silence est irréel, absolu. Des pas sur le chemin ! Quelqu’un vient de la plage !

Une panique s’empare de l’ado. Contagieuse. Et là nous le voyons passer. Chapeau à larges bords, tout de noir vêtu, accompagné de deux grands chiens noirs comme lui. Tout près, à nous frôler, il est passé sans nous regarder, sans un mot. Nous restons tous les deux cloués sur le muret où nous étions assis.

À peine l’apparition s’efface-t-elle que nous courons à perdre haleine jusqu’à la voiture — une trotte d’un bon kilomètre qui nous paraît cent mètres. Avons-nous rêvé tout ça ? L’ambiance du lieu, la nuit, la solitude de l’endroit ? A-t-il suffi d’un promeneur silencieux pour nous plonger tous deux dans cette panique sans cause réelle ?

Une telle chose, en tout cas, ne m’était jamais arrivée… Et je doute qu’elle m’arrive encore.

 

Qu’il en soit ainsi !

 

Glenmor le barde bretonnant de ma jeunesse armoricaine

 

Prenez quelqu’un qui ne tient pas de score, qui ne cherche pas à être plus riche, qui n’a pas peur de perdre, ni le moindre intérêt même dans sa propre image : il est libre.
Rumi