Octobre 1970. J’ai vécu un premier amour, j’ai connu l’étreinte amoureuse, à présent je ne veux plus vivre chez mes parents. Du passé faisons table rase. Et le seul moyen admissible reste le mariage. Je veux donc me marier au plus vite. D’accord, mais avec qui ?

Voilà la toile de fond de mon arcane VIII LA JUSTICE. Mon ami le maître cartier et tarologue Jean-Claude Flornoy avait accoutumé de dire : La Justice sait ce qu’elle refuse, mais elle ne sait pas ce qu’elle veut. Ce fut tout à fait mon cas. J’hésitais à choisir l’élue. Ma Justice est une valse hésitation : un pas en avant, deux pas en arrière. Il y a trois filles qui tournent autour de moi. Et une autre autour de laquelle je tourne. Mais je n’arrive pas à me décider. Si ça se trouve, ça ne sera aucune des quatre. Vraiment je m’en fiche. Tout ce que je veux, c’est un statut social : mari. J’en ai marre d’être enfant. Ou un ado, finalement c’est pareil. Irresponsable. Irréel. Pas la vraie vie, oh non.

Ma vie ne peut commencer qu’avec une femme. Ma femme. L’ennui, c’est que j’en ai quatre. Je les aime toutes les quatre. J’ai souvent aimé plusieurs femmes, pire : je n’ai jamais cessé d’en aimer aucune. Toutes mes chéries sont dans mon cœur, bien au chaud. Comment peut-on s’arrêter d’aimer ? En tout cas, j’en suis incapable. L’amour évolue, il connaît des phases, il change mais ne disparaît jamais complètement. Il est braise sous la cendre. Un souffle peut le ranimer. 

Oui, tu as compris, j’avais un cœur d’artichaut. Mais ce cœur n’est pas encore ouvert. Ce cœur est trop vert, il n’a pas assez souffert. Il attend ses revers. La coupe amère. La porte étroite du cœur brisé. Ma blonde amie m’a quitté, c’était mérité. Je me suis vite consolé. Mon cœur est resté fermé.

Comment peut-on aimer quand le cœur est fermé ? C’est la douleur qui ouvre les cœurs. Douleur est mère d’un océan d’amour. Tel est le divin programme que les humains explorent. Nul n’échappe à sa loi : souffre et tu aimeras. Mais le chagrin d’amour ne s’achète pas sur Amazon.

On peut dire que c’est une grâce. Elle honore qui elle veut. Et personne ne l’implore. On ne peut pas souhaiter souffrir. On est douillet tant qu’on n’a pas de cœur. S’il faut souffrir pour grandir, pourquoi grandir ? Pourquoi souffrir ? Pas question !

Jusqu’ici, aucun de tes chagrins d’amour n’a dépassé la demie heure. Aucune de tes histoires d’amour ne t’a brisé le cœur. Aucune amourette perdue ne t’a dévasté, dépouillé, décharné, désenchanté. Tu es trop vert.

La cour d’amour

Il existait au Moyen Âge une bien charmante coutume, oubliée ou mal comprise, la tradition des cours d’amour. Les dames de condition entrant dans la maturité réunissaient autour d’elles quelques jouvenceaux choisis à dessein pour les rendre amoureux d’elles, et, se refusant à eux, les amener au chagrin d’amour et donc à l’ouverture du cœur.

Cette relation entre la dame et son chevalier servant devait impérativement rester platonique, toute consommation charnelle se seraient traduite par un échec. Pour que le cœur s’ouvre, il est impératif que le désir du jouvenceau soit à son comble. Le refus de la dame élue de son cœur et impératrice de ses pensées devient une sorte de fin du monde. Tout s’écroule, le jeune est réduit en cendres, et de ces cendres un homme peut naître, capable d’aimer, donc vraiment homme.

Telle est la version que m’a donné Jean-Claude Flornoy. Celle de Wikipédia est insipide comme toujours et incompréhensible comme souvent. Voici l’extrait le plus parlant, qui malheureusement ne dit pas grand’chose.

Dans la Vie de Bertrand d’Alamanon, Jean de Nostradamus écrit : « Ce troubadour fut amoureux de Phanette ou Stephanette de Romanin, de la maison de Gantelmes, qui tenait cour d’amour ouverte et plainièreon écrit aujourd’hui « plénière » en son château de Romanin, près la ville de Saint-Rémy, en Provence, tante de Laurette d’Avignon, la Laure tant célébrée par le poète Pétrarque. » (source) Mouais… L’encyclopédie en lignedominante? est légère et court vêtue. En voulant plaire à tous, on ne satisfait personne.

Sa description des cours d’amour irait mieux aux réceptions distinguées des dames de la bonne société. Les grandes dames ont toujours tenu salon. Chacune avait son jour, chacune tenait son rang en invitant les plus prestigieux convives. Ça se faisait déjà du temps de Molière.Voir Les précieuses ridicules.

Plus de deux siècles plus tard, Proust nous montre que ça se fait toujours. Sa Mme Verdurin a elle aussi son jour où elle tient salon. S’y retrouvent musicien, poète ou peintre, autour de belles aristocrates comme Odette de Crécy, un illustre amour de Swann. (source)Du côté de chez Swann L’habitude est tenace chez ces dames de la haute – ou prétendues telles.

Mais ces salons mondains ne sont pas des cours d’amour. Cette magnifique tradition a disparu, et avec elle, l’authentique initiation amoureuse, qui n’y allait pas avec le dos de la cuillère, c’est vrai, mais qui préparait les jeunes gens à la vraie vie, ouverte, généreuse et sensible.

L’amour courtois

Une cour d’amour ne se passe pas dans la cour. Il faut entendre cour dans le sens qu’on lui donne dans l’expression faire la cour. Dans son beau livre L’amour et l’occident, Denis de Rougemont analyse très finement l’amour courtois, dans lequel il voit la préfiguration du romantisme, et même l’archétype de l’amour dans la conception occidentale.La Provence y joue un rôle tout particulier :

Les cours d’amour étaient aux châtelaines, aux dames, ce que l’art de la guerre était à leurs époux, aux chevaliers. Maynier affirma : « Ces Dames établirent une Cour d’Amour au 12e siècle, sous l’autorité des Berengers, Comtes de Provence, continuée jusqu’au  14e siècle ; elles y décidoient de la véritable & de la fausse gloire, des points d’honneur, des presséances, des faux sermens, des infidélitez, jalousies, & de tout ce qui concernoit semblables choses. » Aussi au sein de ces cours itinérantes, trouvères, troubadours et dames développèrent-ils une culture du chant, de la danse et des poèmes. (source)

Les jeux de l’amour et du beau discours peuvent s’apparenter à ceux de la guerre, car les deux sont mortels. Donc initiatiques. Les cours d’amour ne sont pas seulement des salons où l’on cause, chante et danse. Le jeune homme y reçoit une éducation sentimentale au cours d’études pratiques de la vie amoureuse. Le diplôme est son cœur brisé. Je rappelle qu’il s’agit d’un amour non charnel. La Dame se montre à la fois inaccessible et irrésistible. La convoiter est inévitable, se l’avouer est impardonnable.

On a l’exemple de Lancelot, qui aime Guenièvre d’une passion chaste et dévastatrice, mais toujours la reine se refuse à lui. Comme Tristan et Iseult, le couple partage le même lit, mais ils sont séparés par une épée nue. S’ils tentent de se rapprocher pendant la nuit, l’épée les blessera. Par désespoir de ne pouvoir conquérir la reine de toutes les Bretagnes, Lancelot finit par se donner la mort. Il périra seul, ayant failli à la foi jurée, ayant renié son destin. Parfois le cœur ne se brise pas si facilement.

Justice pour moi seul

Chez moi l’ouverture du cœur n’était que trop timide. Il m’a fallu d’autres chagrins d’amour, terribles, cycloniques, mortels, avant que je sois vraiment capable d’aimer sans attendre, de me donner sans me rendre, de pardonner sans reprendre.

L’arcane JUSTICE tranche avec son épée, mais triche avec sa balance. Voyez son coude qui fait pression sur le plateau. Cette justice-là doit être à mon service. Elle doit condamner mes ennemis et me restituer ce qu’ils m’ont pris. À cette époque je ne me souciais pas des trois femmes que j’avais écartées. Je m’en souciais si peu que – comble de cruauté inconsciente – je les ai invitées toutes les trois à mon marida. Oui, j’appelle ça une belle saloperie. Je croyais bien faire, les copines d’abord, toutes des chics filles, on est une bande de jeunes on se fend la gueule… J’étais un triste merdeux au cœur de marbre.

J’étais bien plus vieux que maintenant. Ce qui n’a rien d’étonnant. Après JUSTICE vient L’ERMITE, un vieillard tourné vers son passé. JUSTICE est faite, je suis défait. Mon attitude cavalière (inviter mes 3 autres fiancées à mon mariage) illustre bien l’esprit de cet arcane. Réclamer la justice à notre avantage, très égoïstement. Et ne pas se soucier d’être juste envers les autres… Quitte à ignorer leur existence, leur vérité, leur cœur de beurre. JUSTICE est un arcane prédateur.

Xavier Séguin

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