Sur le lac Dal

 

Au terme d’un interminable voyage en train puis en bus – et quel bus ! – nous voici enfin à Srinagar, capitale du Cachemire indien. Nous savons que l’ami Gilles vit sur le lac Dal, dans un bateau aménagé datant de la colonisation britannique. Mais le lac Dal est très vaste, et les bateaux-maisons très nombreux.

 

Srinagar, Cachemire, juillet 1975

Kasmiri masala. Le meilleur mélange d’épice pour faire le curry Cachemire. Faites d’abord blanchir des oignons émincés jusqu’à ce qu’ils deviennent translucides. Ajoutez la viande hachée, une cuillère de Kasmiri Masala de chez Patak’s, touillez ferme. Puis ajoutez les tomates coupées en dés, courgettes, aubergines et autres légumes. Laissez mijoter une bonne heure à feu doux. Plus ça cuit, meilleur c’est.

Mais je m’égare. Les fumets délicieux de toutes ces échoppes de street-food, mmmh, ça donne faim. Les chapatis du petit déj sont loin, oubliées. Seulement voilà. On n’a plus une thune. Pas un sou vaillant. Pas une roupie, pas un flèche. Tant qu’on n’a pas déniché Gilles notre sauveur mythique, c’est Fauchman trip, les mecs. Ceinture sur la bouffe et le reste.

Sur le lac virevoltent des shikaras. Petites barques bariolées abritant une banquette brodée sous son dais, les shikaras sont les gondoles locales. Dépaysement, luxe, piège à touristes. On y tombe à pieds joints. Et ça coûte un bras. Qu’on n’a pas ! Sans y penser, on embarque. On verra plus tard au moment de payer. D’ici là on va retrouver Gilles, c’est certain. Ce brave taxi va nous emmener à son bateau. Il dit qu’il le connaît. Il sait où il crèche.

En s’affalant sur la banquette de notre barque d’amoureux, on largue nos soucis. A nous la vie facile ! Amsterdam, Venise, Bruges, les folies familières qu’on a laissées derrière, loin derrière, en Europe. Tandis que le rameur laisse le shikara dériver mollement, je respire. Nous sommes sauvés.

Patience ! La vie sur le Dal Lake est celle d’un autre monde. Personne ne nous avait prévenus. L’Inde est un choc qui se répète. Nous allions bientôt le découvrir. Mais pour l’instant, seule compte la sensation voluptueuse de glisser mollement parmi les lotus, sur les eaux calmes de ce lac himalayen, avec cette odeur incroyable quand la ganja diffuse sa vapeur au contact des braises. 

 

 

L’homme du shikara nous prépare une pipe de bienvenue, ou plutôt un narguilé, la pipe à eau traditionnelle utilisée de l’Inde au Maghreb, où elle est concurrencée par la chicha, beaucoup moins poétique. Flottant mollement sur le lac tranquille de notre conscience embrumée, notre shikara vient accoster un amour d’îlot, totalement incroyable, absolument indien.

Il est minuscule. Un temple miniature en occupe toute la surface. Sur la toute petite plage, deux adolescentes en sari dansent comme elles seules le savent. Les vapeurs puissantes de l’encens se mêlent à celles de la ganja. Un orchestre surgit on ne sait d’où sur une barque plate distille les divines harmonies du sithar, du tampura et du tabla.

On dirait un véritable spectacle, une représentation donnée en notre honneur. Saouls, Micha et moi, ailleurs, mais très loin, tels deux officiers de sa gracieuse majesté profitant de la villégiature himalayenne qui était jadis le repos du guerrier, nous ne sommes plus très présents. Nous entendons, nous humons et nous voyons la scène à travers plusieurs épaisseurs de voiles.

C’est lointain, trop joli. C’est beau à se pâmer. Ça y est, je me prends pour le Maharadjah de Gopal avec sa Maharani bien-aimée. Notre bon peuple nous aime et nous donne une aubade. Comment s’appelle ce maharadja qui a fait construire le Taj Mahal pour servir de tombeau à sa belle ? Quelle horreur ! L’architecture est belle mais l’acte est monstrueux. Violent.

Comme le soir tombe, Micha retrouve ses esprits et demande au shikariste si nous allons bientôt chez Gilles ? J’atterris. C’est vrai, tant qu’on n’a pas retrouvé notre pote, on est deux petits Français paumés au bout du monde sans un sou, et ça fait tout drôle.

Mais ça ne me fait pas rire. Le shikariste enchaîne courbettes et grands sourires, il fait son rassurant, il dit que Gilles habite tout près. Là-dessus, il fait demi-tour et revient vers l’embarcadère. Ou plutôt vers un bateau magnifique aménagé en hôtel de luxe.

Nous avions remarqué ce grand palais flottant, tout près de l’embarcadère, et nous avions rêvé tous deux, un instant, que c’était celui de Gilles. Mais notre shikariste nous avait détrompés, en éloignant sa barque vers l’autre bout du lac aux lotus, avec le si joli petit temple. Notre rameur s’approche du palais flottant. On dirait qu’il veut accoster.

Qu’est-ce que c’est ? Un musée ? Une salle de spectacle ? Le shikariste palabre avec une grappe de gamins qui s’entassent sur les marches de l’échelle de poupe. Micha va s’impatienter, ce qu’on veut c’est voir Gilles, rien d’autre ! 

 Micha ! Xav ! Qu’est-ce que vous foutez là ?

 

 

Hé oui, c’est lui. C’est Gilou qui déboule dans une barcasse à fond plat, nettement moins glamour que la nôtre. Mais gratos ! Sa première réaction n’est pas spécialement affable. Il fait la gueule parce qu’il doit payer nos frais. Et ça commence mal. Très mal. On a déconné en s’embarquant dans ce piège à touristes, et maintenant l’homme du shikara lui réclame une fortune pour la promenade tarif grand luxe, avec dégustation de ganja, spectacle privé au temple, salaires du sadhu, des danseuses et des musiciens. Faut bien que tout le monde bouffe.

Xavier, tu sais que j’ai rien d’un millionnaire, me jette Gilles en sortant du palabre avec Shikara Man. Je veux bien vous prendre en charge Micha et toi, mais ça sera à ma façon. 

Micha a tout entendu. Elle garde le sourire, mais je sais bien qu’elle tire la tronche. On connaît tous les deux la radinerie légendaire de Gilles. Va falloir jouer serré. Elle a toute une liste de lieux touristiques qu’elle meurt d’envie de voir avant de partir. Là, tout de suite, elle voudrait visiter le splendide bateau-maison. Les gamins ont fichu le camp, l’escalier d’accès est libre. Sur les talons de Gilou, Micha monte à bord.

On ira se balader, quand même ? lâche-t-elle entre les dents.
Tu viens d’arriver et tu veux déjà t’en aller ? dit Gilles.Oui, on ira se balader, mais pas dans les pièges à touristes. Tu vas voyager comme les gens d’ici, tu vas vivre comme eux, avec eux, pas de problème.

Bordel ! On passe pour deux connards de touristes. On s’est fait baiser dans les grandes largeurs. Tout ça c’était du pur spectacle à la mords-moi le nœud. Je fais le penaud. Et les heures qui vont suivre vont me montrer clairement la différence entre folklore pipeau et délire baba-cool. Ne pas confondre svp !

 

L’important n’est pas de croire ou de ne pas croire. Ce qui compte, c’est de poser un maximum de questions.
Bernard Werber