La lune et l’écrevisse

 

Tandis que je poursuis mon étoile — je la poursuis encore — le sombre décor de la Lune se met en place. Deux chiens nus autour de l’eau hurle à la Lune qui s’en fout. Au fond de l’onde un danger gronde. L’écrevisse attend son heure. Fragile et pugnace, elle attend sa carapace.

La lune brille dans l’obscurité
La réaction du chien est d’aboyer
Est-ce la faute de la lune ?
C’est la nature du chien qui est ainsi
Le clair de lune emplit le firmament
Le chien n’est qu’une vapeur sortie de la terre.
(source)Rumi, Le livre du dedans, éd. Babel, p.112

La Lune supporte les abois qui n’éprouvent que la patience de l’écrevisse. Samouraï des rivières, ce petit crustacé n’arrête pas de se battre. Pourtant, à la pleine lune, l’écrevisse mue. En attendant que sa carapace durcisse, elle se terre au fond d’un trou, les pinces en avant pour repousser les agressions incessantes de ses congénères, guerrières comme elle.

C’est l’image de l’arcane XVIII la Lune, samouraï du ciel nocturne. Lente à monter, lente à mûrir, pleine lune du sabbat des sorcières, pleine lune du loup-garou, des maléfices et des sortilèges. En croissant ou en décroissant, elle tend ses cornes pour le combat. Enténébrée des nuits sans elle, la voilà changeante. Elle chante, elle enchante, tu déchantes.

Tu te désenchantes. Longtemps tu as erré sur la plaine, au fond des vaux, dans les forêts de nuit. Tu l’as regardée tandis qu’elle darde sur toi son gros œil rond. Inapte à percer ses mystères, tu l’as aimée, haïe, méprisée, adulée. Longuement tu as appris ses phases, jusqu’à les avoir en ton corps, gravées, inaltérables et pourtant mobile au milieu des mouvements. Mobilis in mobile, elle est comme toi, mon ami, mon camarade.

Toi mon autre moi-même, toi qui rôdes au détour de ces pages sous le doux pseudo de Kervor, la maison de la mer. Toi qui l’a reconnue pour ce qu’elle est, cruelle, indifférente, espionne, maîtresse, amie. Ton ennemie aussi, cette lune qui te fait Pierrot. Cet astre mort qui te prête sa plume pour écrire un mot. Des maux. Les tiens et ceux de cet astre mort vivant qui te nargue et te largue. 

Toi le rôdeur, le vagabond, toi qui cours à grands pas au milieu des hobbits et des elfes, juste avant le retour du roi. Lune la pudique, tu caches tes fesses aux humains, tournant toujours vers nous ta face blême, cachant ton cul nu — et pas par bienséance.

Que trame-t-elle donc derrière son dos ? Le saurons-nous jamais ? Je t’en fous, je la hais qui se cache sous la haie. Je l’attends au zénith qui brille dans la nuit. Je la crains au matin qui coule et qui se noie. Lune ma jumelle ignorée, au ventre de Maman ton éclat m’a bercé, et puis je l’ai mangée, la Lune n’est pas née.

Quand j’étais petit je n’étais pas grand
Je montrais ma lune à tous les passants

Oh l’étrange mise en abîme ! Oh l’étrange folie des rimes ! La lune en la lune se mire, la lune que j’admire, pas de fesse et pourtant, dans les mots des enfants, la lune des comptines est l’autre nom des fesses.

J’ai tiré la Lune comme on tire une peine de prison. J’ai vibré sur elle comme un chien qui hurle à la lune. Ou deux chiens, dit l’arcane. Je me suis battu, débattu, combattu sur les chemins battus aux refrains rebattus dans mon cœur abattu et mon corps courbatu. Lune, dis, te bats-tu ? L’une dit l’autre m’a répondu. L’un dit de jolis mots tout frais pondus lundi.

La lune trop blême
Pose un diadème
Sur tes cheveux roux
La lune trop rousse
De gloire éclabousse
Ton jupon plein d’trous

La lune trop pâle
Caresse l’opale
De tes yeux blasés
Princesse de la rue
Sois la bienvenue
Dans mon cœur blessé

À peine remis de l’émoi de mon éveil, retrouvailles célestes, puisqu’on me dit éveillé de naissance, j’ai commencé à écrire, fébrile, infatigable. Et je n’ai pas cessé depuis. Scriptomane en chaleur. Sur mes vies antérieures, ou vécus intérieurs. Sur mon benefactor, l’initiation, l’éveil. Et sur l’histoire du monde. J’inonde, je me débonde.

Tant d’années ânonnées où j’ai tiré collier d’une barque percée, modeste rémouleur, vendeur de vent des villes, vilipendeur, archange, maître de mes émois, esclave de ma peine et de mes débiteurs. Tant d’années carabosses où j’ai roulé carosse ! Pierrot troque la plume pour un pauvre clavier qui rime avec Xavier.

Tandis que se déroule en aparté les premières volutes de la future saga, déjà la Lune occulte l’Etoile qui suivra son chemin cahin-caha dans les cahots durs des cailloux. Qui dira la langueur de la Lune noire ? Quand sur la mare à boire une écrevisse tisse et tricote en artiste une autre carapace. Qui dira le temps mort qui passe ? Qui dira la patience lasse ? La colère écarlate ?

J’éclate à museler ma rage. Je m’exaspère, odieux. Je rue. Je bois les rues, les lieux odieux. Je cours la ville avec ma Colombine, Pierrot lunaire et fou, je ressemble à son film, un bon Jean-Luc Godard d’avant qu’il soit trop tard. Il est toujours trop tard quand on veille à la Lune. On n’a plus de courage, on enrage au cœur de la nuit cirage.

Ma femme m’a viré au coin d’un soir frileux. Roi des gueux, je dors sous les ponts. Colombine arrive, affolée. Je lui fais l’amour lentement, serrant les dents. La Lune en gloire éclabousse, moi aussi. Je suis saoul, je suis veuf. Brillant comme un sou neuf. Ma Lune s’est passée à me rapetasser. J’étais en miette, nu, à la rue, sous les ponts. Mais l’écho me répond. L’écho et la vision.

Pierrot n’est pas gentil. Pierrot grogne. Il a froid. Dans son for intérieur il est Kashtabalda. Il s’incruste, il combine. Il insulte le ciel, les passants, Colombine. Il crie sa haine au vent, à ses clients d’avant. Les poissons, limaçons et le merle moqueur. Il n’a plus de lecteur, il n’est donc plus auteur. Il n’a plus de métier, plus de toit, plus que toi ma jolie Colombine qui tire sa trombine. Pierrot n’est pas gentil. Son amante est patiente. Heureusement, heureux amant.

Colombine et Pierrot travestis en clodos. De maison en maison, de faux en vrais amis, ils cherchent une chanson, un foyer, un abri pour y passer la nuit. Ils sont reléguables, comme une équipe de foot. Ceux-là ne jouent pas, ne gagnent que des horions, des vents, des rebuffades, ne vendangent guère, ne chantent note, ne mangent mie mais baisent à foison. Avec rime et raison. À défaut de maison…

Ils ne jouent pas au foot mais vivent au quotidien l’horrible sensation de voir leur tête en caniveau, roulis roulant sur le champ sous le tranchant du couperet. Fermez les guillerets. Au gui l’an neuf on guillotine. Plus de Pierrot, ni Colombine. Au baisser de rideau on faisait triste mine en voyant le public s’enfuir sans applaudir.

Vos encouragements sont le pain quotidien de ceux qui font des planches honorable carrière. Ici pas de gruyère à grignoter peinard. Le plaçouEn Chiraquie, le plaçou est une bonne planque grassement rémunérée c’était hier. Au turbin tous les soirs, on mouille le falzar. On trempe le gilet, on craint les chapelets d’insultes. Quolibets humiliants, misérables, un rabais rabaissant les gens qui emploient ces vocables.

L’Etoile a brillé sur la Lune, le Soleil n’a pas caché l’Etoile, le Jugement l’honore encore, le Monde appréciera son or.

Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire.
Nicolas Sarkozy