Après des mois de mauvais coups, de filets pleins d’algues vertes, je me suis retrouvé à sec de toile, en panne de moteur, sans outils, sans espars, triste barque échouée sur la plage. Je me croyais encore au clair de Lune. Au sombre de Lune, plutôt. Mais non, quelque chose de très différent était en train d’arriver. Je n’ai rien vu venir.
La vie, c’est ce qui t’arrive quand tu es occupé ailleurs, a dit John Lennon. La vie, la vraie, la grande, allait s’occuper de moi. Trois ans plus tard, j’en croque toujours, je n’ai pas lieu de m’en plaindre. Bien au contraire. Un cadeau. C’est une chose qui n’arrive pas souvent. Une femme qui m’aime et que j’aime. Elle ne veut pas me changer, je ne veux pas la changer. Tout est bon chez elle ya rien à jeter. Une femme parfaite, et qui me trouve parfait. Ma jumelle en tous points. Mon alter ego fille. Mon double de chair et d’os. Et quelle chair !
Mon benefactor a écrit de très belles pages sur l’arcane XVIIII Le Soleil. Très belles. Malheureusement à côté de la plaque, car il n’a jamais eu cette chance de le vivre ailleurs que dans sa tête. La porte du Soleil ne s’est pas ouverte devant lui, pour une raison bien simple. Il avait un putain d’élastique dans le dos qui le tirait en arrière, selon sa propre expression qu’il appliquait à tout le monde sauf à lui-même. Trop d’arcanes sautées, bâclées ou mal conduites.
L’Étoile ? travail bâclé. Construction inachevée qui va se désagréger très vite. D’ailleurs effectué par un autre, son employé. Réaliser son grand œuvre, ce n’est pas une tâche qui se délègue. La Maison-Dieu, ça oui, il l’a vécue. Un jour, il a reçu la foudre. Ce qui ne l’a pas tué l’a rendu plus fort : éveillé sur le champ. Ce genre d’éveil artificiel rend difficile toute progression ultérieure. Puisqu’on a reçu l’éveil par un coup de baguette magique, on aura tendance à croire que tout se règle par enchantement, sans qu’il soit nécessaire d’agir ni de rien tenter.
On ne peut pas dire que ça lui ait réussi. Ce qui n’ôte pas un atome à la double reconnaissance que je lui porte. C’est à lui que je dois mes premiers pas dans l’autre monde, ce qui lui vaut le titre de benefactor. Bienfaiteur soit celui ou celle qui t’initie à l’au-delà. C’est aussi à lui que nous devons tous de magnifiques restaurations des anciens jeux de tarots, ses recherches sur l’interprétation initiatique du tarot et autres trop rares écrits sur les cathédrales médiévales, Maître Jacques, Compostelle, etc.
Mon benefactor n’a jamais réussi à mettre son ego en sourdine. Et plus il s’enfonçait, plus il la ramenait. Ce qui le rendait sympathique pour certains — ou résolument antipathique pour d’autres. Il était victime expiatoire et bourreau de lui-même, comme nous le sommes tous à un moment ou à un autre. Qui se dit nagual ne peut pas se le permettre. Il a payé pour ça.
Quand on n’a pas fait son Étoile après sa Maison-Dieu, quand on traîne un arcane VI escamoté, l’élastique qu’on a dans le dos est tendu à se rompre. On vit à crédit, et la dette devient criante. Tôt ou tard, le Vivant va présenter la note. Là, pas le choix. Si tu n’as pas de quoi régler, le Vivant te lâche. Et tu meurs. C’est ce qui lui est arrivé.
Un sorcier de sa trempe ne meurt pas d’un cancer. Il choisit le moment et la façon de partir. Si possible en allumant le feu intérieur. Il n’attrape jamais une de ces saloperies létales qui cherchent des proies faciles. Il sait se rendre indisponible. Mon benefactor n’a pas su. Il a failli. L’ego l’a eu. Il l’a payé de sa vie. Pour les quatre sorciers qu’il a formé, cet homme-là était comme une boussole qui indiquerait le sud. Du moment qu’on le sait, où est le problème ?
Il nous aidé, il nous aide encore après sa mort, en nous montrant les écueils à éviter. En toute circonstance, il nous suffit de ne pas faire comme lui. Un contre-exemple est aussi précieux qu’un exemple. Et soyons humbles, chacun de nous peut devenir un contre-exemple, qu’il le veuille ou non. L’impeccabilité est précieuse, donc rare. Elle est même extrêmement précieuse, donc rarissime.
Me voilà livré à moi-même, effleurant des arcanes que ses pas n’ont pas foulés. Seul au monde. Mais poussé, porté même, par le courage et la détermination de tous ceux qui viennent après moi. Je le redis souvent, vous êtes ma raison de vivre. Dans les épreuves que j’ai traversées, que serais-je devenu sans votre aide efficace, mes amis, mes lecteurs, guerriers selon mon cœur ?
À présent que je suis aux anges, à défaut d’en être un, tout s’arrange. Dans l’ineffable bonheur où je baigne, coïtus ininterruptus, vous êtes les indispensables témoins d’un cycle qui s’enclenche après des siècles, voire des millénaires d’interruption. L’oued s’était effacé dans les sables du temps, bu par les profondeurs. Il ressurgit limpide et vigoureux, chacun en a sa part, tous pourront s’enivrer à la source vive.
Mon Étoile, vous l’avez compris, c’est elle. Celle que j’aime et qui m’aime. Ma jumelle, cet autre moi-même que je n’aurais jamais cru rencontrer sur ce plan. J’avais fait mon testament, bouclé mon baluchon, j’avais mis sur mon dos la grande cuillère du Mat et je me préparais au grand voyage, tout au bout de la vieillesse, celui dont on ne revient pas.
C’est de toi dont je ne reviens pas. Comment peux-tu exister, si belle, si désirable, si fine et raffinée ? Je meurs d’amour pour toi. Non, pas du tout : je vis d’amour. La Lune a tué mon benefactor, il a succombé au fond de la mare et l’écrevisse l’a becqueté. Mais il a ouvert la voie pour d’autres, chaque jour plus nombreux, à vivre selon la Règle du guerrier. Quand mon tour fut venu, les pinces de l’écrevisse m’ont charcuté pendant vingt ans. J’ai bien failli y laisser la peau et les os. C’était compter sans le Soleil.
Pathétiques vieillards
Ils ignorent
Qu’il sont morts
Depuis longtemps
– depuis toujours –
Ont-ils vécu un seul jour ?
Se souviennent-ils
Seulement
De leur bon temps ?
Pourquoi sont-ils à plaindre encore?
Bleu de méthyle
Noir de velours
Ils ont vécu trop vieux,
Trop seuls
Toujours derrière un garde-fou
Leur vie d’aïeul
À manivelle
Ils ont le sort
De ces princes consort
Qu’on sort
De leur boîte à Noël
Et pour
Le Jour de l’An
Bordel
Je veux qu’on s’amuse comme des fous
(source)Xavier Séguin – extrait de « Plaignez-vous sans cesse », poèmes, 2019