Moi, Aorn le chasseur, qui fus Hénoch l’ancien, Amnésias l’éphèbe, Idriss le voyageur, j’ai vécu de nombreuses vies dans celle-ci, et je sais que j’en vivrais encore beaucoup d’autres. Je réside à présent sur le Mont qui domine Hyperborée, au sommet duquel la Déesse a son palais. Mais le plus souvent, elle m’envoie en mission. Pour son plaisir, pour son amour, je voyage sur la ligne de temps.
« Les Mandéens appelleront ce mont la « Montagne Blanche de Syr » / « Montagne de Lumière ».
Ils disent que c’est là que Jean-Baptiste a été initié par le patriarche Anosh-Uthra,
que les chrétiens nomment Hénoch. Cette montagne se situerait au pôle nord. » (source)
On me nomme à présent Anosh, je suis un maître ascensionné et je dois transmettre l’initiation que j’ai reçue de la main et du corps de la Déesse. C’est le devoir de tout maître ascensionné. Ce statut me répugne, mais je dois l’accepter. Par trois fois, j’ai été ravi à mes occupations terrestres et projeté à travers le ciel jusqu’au royaume de la Déesse. Ainsi devient-on ascensionné. Mais je n’ai pas choisi. La Déesse ne m’a jamais laissé choisir selon mon cœur.
J’ai dû vivre, travailler pour elle, j’ai dû manger, me laver, dormir quand bon lui semblait. J’ai dû l’aimer selon son désir, à présent je lui appartiens corps et âme. Son destin est le mien, je suis lié à son sort, tant que je vivrais je devrais la servir, l’aimer et l’adorer. C’est encore elle qui décidera de ma fin, comme elle décide de prolonger mes jours beaucoup plus qu’il ne sied. Par trois fois déjà j’ai changé de corps, mon âme volage a transmigré vers un organisme tout neuf, et j’ai joui du bonheur d’être jeune, comme j’ai souffert de ne pas pouvoir m’éteindre et trouver enfin le repos.
Ma vie n’en finit pas. J’ai enterré mes fils, leurs enfants, et les enfants de leurs enfants. J’ai quitté la terre si longtemps que je n’y ai plus ni parents ni amis. Les coutumes que j’ai aimées sont oubliées depuis des lustres, les lois ont changé, le paysage aussi. Je suis las à mourir, mais mourir je ne puis. La Déesse ne me contrôlera plus quand mon âme aura pris son vol vers les étoiles. Elle agite un jouet dans ses mains. Son amour surhumain m’accable. C’en est trop pour le moins.
Mes amis, mes frères et mes sœurs, l’amour est plus fort que tout, il a créé le monde et il verra sa fin. On n’échappe pas à ses filets. Il fait nos délices et cause nos plus lourds tourments. Je m’en suis passé cent années durant. Je me croyais sensé, j’étais un enfant. Rien n’est plus doux que d’être aimé, ni rien n’est plus fort que d’aimer.
Je vous dirai quelques-unes de mes intrusions dans les replis du temps passé et sur les collines du temps futur. Je me déplace à bord d’un module spacio-temporel qu’on appelle un passe-temps. Changez les costumes, changez le décor, c’est toujours la même comédie. Tout brille qui n’est pas d’or. Mon sort est mort. C’est elle qui le tient. Je suis son chien. J’ai rencontré un humain plus mal loti que je le suis. Il se nomme Héraklès, ce qui signifie dans sa langue La Gloire d’Héra. Où est sa gloire à lui ? Il est esclave comme moi. Il obéit aveuglément à la Déesse et fait tout ce qu’elle dit sans broncher. Il agit sans y penser. Sa tête est vide comme la mienne, pour que la voix de la Déesse y résonne à loisir.
Le peuple admire et révère ceux qui ont la malchance d’être aimés par les dieux. En vérité je vous le dis, gardez-vous d’envier les élus. Ils n’ont plus de chemin, ils sont nus sur la Voie, et dans leur tête vide sonne la Voix cent fois par jour. Mille échos s’y répercutent, chacun d’eux dicte leurs pas. Ainsi Héraklès le chien d’Héra fut adoubé par Hénoch le chien d’Hathor. Héra vaut bien Hathor. Chacun sait que ces deux-là n’en font qu’une. Sous de nombreux noms, dans de nombreux corps, la Déesse est unique. Et ses amants sont innombrables.
Et hop ! Je saute aux commandes de mon passe-temps. Hathor m’envoie à la recherche d’un autre humain chéri des dieux. Il se nomme Jean, il baptise les humbles dans l’eau d’une rivière. Dès que je l’aurais repéré sur l’écran de mon transpondeur temporel, il me sera aisé de l’attirer jusqu’ici, sur la montagne de lumière où j’ai pris refuge, à portée de voix de la Déesse qui me surveille à loisir du haut de son palais.
Je ne sais même pas quelle époque il fréquente, ce Jean-là. La Déesse m’a ri au nez : « Le trouver sera facile, il a baptisé un certain Jésus qui fondera une religion durable en se disant fils de Dieu le Père et de Dieu l’Esprit. L’ingrat ne parle pas de moi. Je veux que tu le trouves aussi, et que tu me l’amènes ici. Nous avons deux mots à nous dire. »
C’est ainsi que j’ai fait mon enquête. Le Baptiste a été facile à trouver. Mais l’autre, le nommé Jésus, Ieschua, Issa ou quoi que ce soit, en Judée tout le monde s’appelle comme ça. J’en ai trouvé des kyrielles, aucun n’était le bon. Pas un qui soit fils de Dieu le Père, Dieu l’Esprit et Dieu le Verbe. Ou Dieu le veut. Ou De par Dieu. Ou tout ce qu’on veut, il est absent, inconnu, évanescent, disparu. J’ai bonne mine. Déjà je dois convoquer le Baptiste et lui tirer les vers du nez. Ce que j’ai fait. Jean est venu, il a cru, il m’a prié de l’enseigner. Ce que j’ai fait.
Je l’ai questionné sur Jésus. « Souviens-toi de celui-là, c’est un prophète connu. » Jean m’a semblé perdu. Jamais vu, jamais su, jamais entendu. Le Baptiste s’est presque fâché. Il baptise à longueur de journée, la mode est au baptême tout nu, ça revigore, ça requinque et c’est une lubie. La foule en est folle. Jean m’a dit : « Comment me souvenir de tous ceux que j’ai aspergé en récitant les mots sacrés ? Toi tu ne sais même pas quand il vint vers moi. Aussi comment le saurais-je ? »
De mes mains, et non de mon corps, Jean a reçu l’initiation. Il saura ce qui se cache derrière tout ce qu’il voit. Il saura d’où vient la Voix dans sa tête. Il adore lui aussi la Déesse mais ne pourra pas le montrer. Ça déplairait au sanhédrin, le conseil religieux qui ordonne et qui punit. Rome peut compter sur le sanhédrin pour dénoncer marginaux, malandrins, prophètes, et tous ceux qui font des remous. Même abruti par le travail, le peuple écoute ces rôdeurs. Les enchaînés aiment les sauvages, ceux qui vont libres sur les chemins, tous ces prêcheurs aux pieds poudreux.
La déesse est furieuse. Je n’ai pas trouvé son fameux Jésus. Elle me tient pour un incapable. Elle soupçonne mon incompétence, elle croit que je ne sais pas piloter mon passe-temps, elle se trompe. Je crois que ses sources sont fausses, il n’y a pas eu de Christ Jésus à l’époque de Jean le Baptiste, pas un seul Jésus qui aurait fait le prophète ou le mauvais garçon. Pourtant, m’a-t-elle dit, il a été crucifié sous Ponce-Pilate. On a tous les détails. Il est de Nazareth. Mort sur le Golgotha. C’est un Juif et c’est plus qu’un Juif. Il prétendait sauver tous les hommes et faire régner l’amour sur terre.
Un simple coup d’œil sur le futur montre assez qu’il a échoué – si jamais il a existé ! Les guerres ont continué comme avant, les massacres, les tortures, les viols, rien n’a changé. L’homme est un loup pour l’homme. La Déesse l’a-t-elle oublié ? Le bourg de Nazareth n’existait pas encore au temps de Jean. Comment ce Jésus y aurait-il vécu ? Les archives romaines de la province de Judée sous Ponce-Pilate mentionnent toutes les crucifixions. Ce Jésus-là n’y figure pas. N’en déplaise à la Déesse, il n’est pas Jésus le Christ, mais Jésus l’Inventé.