L’éphèbe Amnésias

Moi l’inconnu, je ne sais qui je suis, oublieux de ma vie d’avant, oublieux de mon nom et de mon âge réel, éternel recommençant, voici que je parle. Pourquoi parler d’ailleurs, puisque je ne sais rien ? Le psychopompe me l’a dit, parle ! Parler guérit, la parole te déliera. J’hallucine ! On parle de quoi ?

Je n’ai pas besoin d’être délié. Je n’ai pas besoin de guérir, je vis très bien sans mémoire, merci. « Occupe-toi de tes pieds, je lui ai dit. Je n’ai que faire d’un psychopompe, je ne suis pas malade. Mais à force de te voir, je vais le devenir. » Il a fait la tronche. Il m’a sorti ses classiques : « Connais-toi toi-même, nous enseignent les Cyclopes. C’est ton devoir sacré. Le monde attend de toi que tu te retrouves et que tu tiennes ton rang. » 

Moi j’aime bien les Cyclopes. Tout le monde les craint, pas moi. Je les trouve cool à force d’être grands. Bonjour la hauteur, pas croyable ! Et les grottes qu’ils ont creusé, trop classe, j’adore ! J’ai l’impression d’avoir vécu avec eux pendant des années, comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ? Je suis trop jeune pour ça. Ou alors dans une vie antérieure ? Les Serpents sifflent, ils sont sceptiques. La vie après la vie, le retour, les vies parallèles et les vies antérieures, pour eux c’est n’importe quoi. Des conneries, tout ça. Je suis d’accord. Si on a vécu avant et qu’on ne s’en souvient pas, ça sert à quoi ? Paye ton délire !

Ils m’appellent Amnésias. Celui qui a tout oublié. Et eux, ils se souviennent de ce qu’ils ont vécu avant de naître ? Dans le ventre de leur mère, et avant, dans les limbes de l’entre-deux-vies ? Moi j’ai oublié, eux aussi. La belle affaire ! Les Serpents me félicitent tout le temps. « Pour connaître la Voie, il sssuffit de ssse couper la tête », sussurent-ils. Ssssacrés sssserpents, sssssuper ssssérieux, ssssinon ssssinistres ! J’adore me foutre de leur tronche en biais. Ils sont cools, ils rigolent de leurs yeux jaunes, deux fentes fatales. Puis ils s’en vont. Ces foutus Serpents se foutent de tout.

Hier j’ai reçu un message de la Montagne. Ça vient du Palais Divin. Du service de la Déesse, carrément ! Qu’est-ce qu’elle me veut, la vioque ? Jamais vue de ma vie, et je m’en porte bien. Tout le monde pète de trouille rien qu’à entendre son nom. Moi je m’en fous, mais tout de même, ça ne me plaît pas trop. Pourquoi moi ? Suffit d’une broutille que j’aurais fait sans y penser, suffit qu’elle l’ait su, et je suis bon. Crac dedans ! Elle sait tout sur tout le monde. Si elle veut, elle me voit mieux que moi. Ah, c’est pour ça ? La Déesse va me dire qui je suis, d’où je viens ? Moi je veux bien. Comme on dit à la messe, « Prends-moi dans Tes mains, Déesse. Tiens-moi bien. Sans ton soutien, je ne suis rien, je n’ai rien, je ne vaux rien.« 

En fin de matinée, un volant vient me chercher. Je grimpe à bord, tout excité. C’est mon premier volant, j’adore ! Le siège moule mon corps. Je suis seul, le volant n’a besoin de personne pour assurer son vol. J’adore le voyage en plein ciel ! Voir les géants tout petits, leurs maisons minuscules, et les grands serpents fins comme des liens, trop bien ! On arrive enfin. La vitesse s’est réduite. Le volant se pose en douceur près d’un couloir roulant. Une voix me dit : « Viens. Je t’attends. »  Je prends le couloir, ou plutôt le couloir me prend. Il me dépose devant un grand portail en or. « Approche encore. » Un grand coup derrière le crâne, pouf ! Je suis tombé comme un sac… Et puis rien.

 

 

« Oui, Idriss,c’est ainsi que les Arabes appellent Hénoch oui, mon chéri. Je vais te dire qui tu es, tu sauras d’où tu viens. Si tu veux, je te dirais où tu vas. C’est aisé pour moi qui sais tout. Si tu ne veux pas, je me tairais, tu ne sauras rien. Le monde attend tout de toi. Prends-moi dans tes bras mon amour. Je t’aime en ce beau jour et t’aimerai toujours. »

La Déesse a parlé. Derrière elle, une ombre s’est glissée : « Je te vois mal partie, mon Hathor !  » C’est la voix de Lilith l’Humaine, première femme venue bien avant Adam, le petit Adam fluet qui fut sans doute un des ancêtres du regretté Hénoch, perdu pour la cause, et mort de sa belle mort il y a déjà dix mille ans. Lilith vivra tant que les femmes n’auront pas toutes conquis leur liberté. Si longtemps qu’il restera une seule femme à subir l’inique loi du mâle dominant, Lilith la guerrière devra prolonger sa vie, changer de corps, et vivre encore. Son combat est la cause de toutes les femmes.

Depuis toujours, Lilith est la suivante et la conseillère intime de la Déesse Hathor Héra. Elle fut formée il y a des éons par les puissants Serpents, c’est d’eux qu’elle tient sa toute-puissance et sa position dominante, tout près de la Déesse, juste derrière son dos, elle ne la quitte pas. Lilith est sur son lit quand Hathor s’étend, dans ses rêves quand elle dort, dans les repas qu’elle prend, dans les récits qu’elle entend. Lilith est partout où tu regardes, dans les moindres reflets de l’espace, elle passe et laisse sa trace. 

– Que dis-tu, mon amie ? questionne la Déesse au sortir d’un doux songe. 
– Tu n’as pas choisi la voie facile, ô ma Reine. Amoureuse d’un enfant ! Il n’est pas fait pour toi. Comment supporterait-il ton énergie ? Dès que tu l’approches, tu grilles ses circuits.
– Oui, Lilith. Tu dis vrai. Que veux-tu, cet enfant me touche. Ce sont mes circuits qui vont griller s’il ne me rejoint dans ma couche.
– Les Serpents prétendent que le plaisir est dans l’attente. Sois patiente, ma reine d’amour. Je saurais bien te consoler.

Hathor frissonne comme feuille au vent. 
– Je le veux, tu m’entends ? Il est à moi pour la vie, comme je suis à lui. Tant qu’il voudra m’aimer, il vivra. Si son amour s’arrête, il mourra. C’est comme ça. C’est ma loi. Ne me demande pas pourquoi.
– Pourtant je le demande. Dis-moi pourquoi tu parles, Hathor. Est-ce ta décision ?
– C’est le plan qui l’impose. On ne peut qu’obéir. Toi comme lui, vous suivrez mon chemin. 

Piquée, la belle Lilith s’évapore dans les profondeurs du palais. Tout en parlant, la puissante Reine des Mondes a changé d’apparence. Elle est maintenant une très jeune fille radieuse et gracile, aux longs cils de faon, aux yeux d’ange, au regard d’enfant. Sur sa couche moelleuse, l’éphèbe s’éveille. Il voit la fille et tombe aussitôt sous son charme absolu. 
– Je ne suis plus barbare, s’écrie-t-il. Oublie Amnésias l’ignorant, je sais qui tu es, je sais d’où je viens, j’ai tout retrouvé. Je suis Aorn fils de Thyann le chasseur. Je suis Hénoch fils de Jared le sage. Je suis l’éternel fils de moi-même, l’amant d’Hathor là mandaté. Désormais je serais Idriss,c’est ainsi que les Arabes appellent Hénoch comme on me nomme sur la terre des hommes. J’ai porté bien des noms, habité bien des corps. J’étais mort, chère Hathor, par toi je vis encore.

La jeune déesse pose un pied nu près de lui, les yeux emplis d’amour.
– Oublie le fantôme du guerrier que tu fus. Oublie Aorn le sombre, oublie Hénoch le vieux, pour moi tu es et tu seras Idriss, celui qui prend.

Frémissante, elle fait glisser son vêtement blanc sur les dalles de jade. 
– Pour toi je veux rester l’Isis qui donne, ô mon cœur. Aimons-nous.

Et le jour s’est levé sur le premier matin du monde.

 

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Je suis la Voix qui crie dans le désert: « Esquimaux! Boissons fraîches! »
Lao Surlam