Idriss et le vieil homme

 

Notre père Hénoch est ressuscité, son fils Idriss le remplace, mais il ne sait rien de son père car il est sans mémoire. N’importe, il a pris les commandes de leur destinée commune, et de la nôtre par la même occasion : tant que l’amour liera le corps, le cœur et l’esprit d’Idriss à ceux de la Déesse, l’humanité vivra, nous survivrons, mes chéris.

C’est ainsi que notre cher Idriss dit Hénoch dit Aorn fils de Thyann est devenu l’égal des dieux immortels. Son ahurissante longévité jointe à la possibilité de changer de corps ont fait de lui le maître du temps. Il peut à son gré se déplacer sur toute la ligne de temps. Plus fort encore, il sait transporter n’importe qui, homme ou femme, dans les méandres du passé, du futur ou de l’espace intersidéral.

Mais je m’envole, je prends feu, et crac ! voilà que j’évoque les dieux soi-disant immortels. Pourquoi pas éternels tant qu’on y est ? Les dieux d’avant vivent beaucoup plus longtemps que nous, mais ils sont mortels, comme tous les êtres vivants. 

Idriss a traversé des époques fabuleuses, il a connu Jared père d’Hénoch et Adam notre aïeul commun, mais aussi sa propre descendance : Mathusalem le fils qu’il eut d’Isis, et puis Noé son petit-fils. Il a vécu cent mille ans dans les cavernes chantantes et les longs corridors de la mort que les hommes-taupes avaient creusés jusqu’au Centre-Terre. Il a survécu aux ravages du grand déluge, il a vu mourir le patriarche Noé, comme tout ceux qui lui ont succédé. Il a rencontré le vieil Enki, il a côtoyé son fils adoptif Adapa, que le généticien en chef Enki a concocté dans son labo secret et qu’il aimait plus que son propre enfant. Idriss et Adapa ont traversé les mêmes épreuves, ils ont accompli des exploits si proches que bien des gens croient qu’ils ne font qu’un.

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Fidèle soutien des Matriarches, jamais il n’a rompu ses liens charnels avec la Déesse. Elle aussi a changé de corps, d’apparence, de nom et même de caractère, à tel point que bien des gens sont sûrs qu’Hathor a disparu depuis longtemps et que d’autres Déesses lui ont succédé. Mais c’est toujours elle, c’est toujours Hénoch, quels que soient les corps qu’ils portent et les noms qu’on leur donne.

A présent la Déesse est presque une enfant. Elle qui fut la première de la longue lignée des Matriarches, elle qu’on vénère en tant qu’Hathor, Héra, Inanna, Pachamama et la Bisonne Blanche, la voici Isis à l’esprit parfait. Hénoch a pris le nom d’Idriss et le corps d’un tout jeune homme. Ils s’aiment.

Idriss descend sur terre, où il ne reconnaît rien. Tout y a tellement changé depuis son dernier séjour dans le corps d’Hénoch ! Les montagnes autrefois déplacées se sont posées et couvertes de végétation. Les fleuves creusés jadis ont pris leur cours tranquille et font verdoyer une nature qui semble à la main comme aux yeux de l’homme. Toute trace des chantiers de la terraformation a disparu. Il ne reste rien du terrible âge de glace. Les vignes, les vergers, les champs de blé, de fleurs et de légumes, les rizières, les bananeraies et les palmiers couvrent le riant paysage de ce qui fut un bourbier, des marais insalubres, des déserts de pierre ou des plaines glacées.

Bien des gens ont souffert mille morts et souffriront encore pour que la terre garde sa bonne figure. Le jour où les humains enlaidiront leur mère matricielle, le jour où la terre ne vaudra pas mieux qu’une poubelle, le jour où les animaux ne seront plus que nourriture pour des faux dieux dégénérés, loin de la vérité, oublieux de toute droiture et générosité, ce jour-là dit la légende, Idriss et Isis cesseront de s’aimer, Hénoch mourra sur le champ, Hathor n’aura jamais vécu, et l’humanité ne sera plus que fumée sur les eaux. Ce jour-là était encore loin … L’est-il encore ?

Sur les plus hautes montagnes, Idriss rencontre un vieillard encore vert qui lui conte sa vie. Quand il était un jeune berger d’Hyperborée, il s’est pris d’amour pour les plantes, les simples, les drogues et tout le monde végétal. Puis il est descendu en Gaule pré-celtique, ouvrant le chemin pour un autre illustre Hyperboréen, Setanta dit Cuchulainn. Il fit le druide-guérisseur, il fut le compagnon du vieux Lugh, lumière et force des Tuatha Dé Danann et père de Cuchulainn.

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Le jeune Idriss n’en perd pas une miette. Dans le corps d’Hénoch, il est allé sur Hyperborée, lui aussi. Il a fréquenté les fils du Soleil comme ce vieillard rayonnant qui lui explique comment il a guéri des milliers de malades à l’aide d’une préparation à base de gui de chêne. L’éphèbe est captivé par la lumière qu’émet cet homme. Il le prie de l’instruire encore sur les péripéties de son existence, qui en fut riche.

Cet homme au seuil de la vieillesse, ce prince charmant dans la force de l’âge, cet ado qui s’anime et revit sa jeunesse, cet enfant est un sage. Il a conquis, dit-il, la moitié du monde ou davantage. Quand il dit que bien des héros voudront l’imiter dans le futur, l’éphèbe intervient. « Veux-tu les voir ? » propose-t-il au sage qui sourit largement, ses yeux tout pétillants de joie. Idris fait défiler pour lui défiler des visages énergiques sous des casques différents. Toutes les époques lui montrent ses meilleurs guerriers à la tête de leurs troupes. C’est Alexandre, c’est Hannibal, c’est Jules César, ce sont Gengis Khan, Timour-Leng dit Tamerlan, Attila, Charlemagne, Washington, Napoléon, Patton. Vous avez bien compris que c’est moi qui raconte. Les manuscrits de la main d’Idriss sont très détériorés dans ce chapitre, aussi ai-je pris la liberté de vous résumer ce qui est écrit. Mais la qualité du manuscrit s’améliore : je lui rends la parole.

Le récit du vieil homme

J’ai regardé cet homme. Il pleurait. Ce conquérant, ce sage, ce mage qui pourrait être mon grand-père pleurait devant moi comme un petit enfant. Je l’ai pris dans mes bras. Plus tard j’ai demandé : « Quel est ton nom ? »

– Je suis Rama, répondit-il. Des noms, j’en ai porté beaucoup, on m’en donnera bien d’autres. Ici on me connaît sous le nom de Lama. Je suis né en Hyperborée, cette terre dans le ciel que tu appelles le Soleil. J’y ai vécu les toutes premières années de mon existence sous le nom de Brahma. C’est l’être immense de qui tout procède et en qui tout s’unira. Beaucoup d’enfants d’Hyperborée portent les noms des plus grands dieux, pour les honorer. Je n’aime pas cette tradition. Elle est irrespectueuse. Brahma !

Brahma la Source, l’Etre Immense ! Jugeant que j’en étais indigne, j’ai gommé le B, changé de ton et je suis devenu Rama. Mais en terre celtique, on me nomme Ramos, leurs noms se terminent ainsi. En Egypte, je suis Ra. En Inde, je suis Ram. Et dans ces montagnes, je suis Lam ou Lama, car les gens d’ici ne peuvent pas prononcer le R. En Chine, ils me voient comme une femme, car je me suis beaucoup dépensé pour l’harmonie des sexes et le pardon aux Amazones. Pour les Chinois, si je me bats pour la cause des femmes, je ne puis qu’en être une. Ils ont gommé le R. En souvenir des Amazones, ils m’appellent la déesse Ama.

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Et moi, Rama ? Dis-moi ce que tu vois en moi ? Voilà ce que j’aurais voulu lui demander, mais les mots restaient dans ma gorge. J’ai osé lui montrer ses successeurs, ceux qui marcheront dans ses pas, je ne sais pourquoi j’ai fait ça. C’est un grand initié. Il m’a fait l’honneur d’apprécier, pourtant il est plus fort, beaucoup plus fort que moi.  Je ne suis rien, je ne sais plus rien, quel avenir attend Idriss à la Tête Vide, naufragé des étoiles, prisonnier de l’infini ? Je ne miserais pas même un noyau de prune sur celui que je suis.

– Idriss, tu es Hénoch, dit Lama, et c’est à toi que je donnerai mon trésor. Je ne parle pas des biens de ce monde, tu en auras autant que moi et tu n’y attacheras pas plus d’importance. Je te donne l’or intérieur, celui que j’ai affiné dans le creuset de mon cœur au cours de mille années d’errances. Mon âme vagabonde m’a mené aux quatre coins de cette sphère qu’on appelle encore la Terre, bien qu’elle n’en sois que l’ombre. J’ai connu mille et un naufrages, des tempêtes m’ont dévasté, des gloires m’ont porté aux nues, je fus le roi des hommes et l’homme de toutes les femmes. J’ai régné, j’ai jouis de mon corps comme personne, et pourtant, je ne suis que le chien d’Hénoch.

Aujourd’hui je vais quitter ce monde. Mon temps avec tes semblables est révolu. Je vais allumer le feu intérieur, tout ce qui est feu en moi s’embrasera, et je vais disparaître dans une gerbe de lumière. Tu seras ébloui. Dès que tes yeux seront remis, tu verras un adversaire redoutable en face de toi. Un monstre terrible, repoussant, féroce, qui peut te réduire en bouillie si tu le laisses agir sans broncher. Cette horreur est la somme de toute la négativité que j’ai accumulée dans ce corps matériel. Aucune négativité ne peut m’accompagner où je me rends à présent. Tu comprends ? Je dois laisser le mal derrière moi.

Tu trembles ? Tu as peur ? As-tu peur pour moi ou pour toi ? Prends cette épée magique. Dès que la lumière faiblira, plante cette épée au cœur de la clarté, là où le monstre va apparaître. Tu dois faire vite, le plus vite que tu peux. Si tu lui laisses le temps, tu es mort.

A ces mots, il disparaît dans une effusion de lumière si crue, si vive que mes mains ont lâché l’épée. Je me suis précipité pour la ramasser et je l’ai plantée de toutes mes forces droit dans le cœur de la lueur. Je n’ai pas vu de monstre. Quand mes yeux ont retrouvé leur acuité, je n’ai vu que le corps de Lama, gisant dans une mare de sang. Vu la force de mon coup, je ne lui ai laissé aucune chance. Et lui ? Il ne m’a rien laissé du tout. Que des remords. Et la honte. Et le dépit. Et la colère aussi. Et l’envie. Et le désir. Et la fureur aussi. Et la vie… Au moins m’a-t-il laissé la vie.

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Je suis resté longtemps prostré près du cadavre. J’espérais qu’en ouvrant les yeux, il aurait disparu, et le vieux Lama serait bien vivant, à rigoler de sa bonne farce. Mais non. Quand j’ai levé la tête, le corps mort était toujours là. Un détail m’avait échappé. Crispée par la rigidité cadavérique, sa main droite serrait la poignée d’un feu grégeois.

 

Répétons la Vérité sans cesse car le Mensonge est répandu constamment et par le plus grand nombre : dans la presse et les livres, à l’école et à l’université, partout il exerce son emprise.
Johann Wolfgang von Goethe